Il est paru un cahier, hors-série du magazine "Le Point", intitulé : "Sade, Bataille, Apollinaire, Ovide...Les textes fondamentaux de l’érotisme". Vraisemblablement pour étoffer les lectures, qu’on lirait d’une main, pendant les plus éjouissants mois de juillet-août.
Après que Michela Marzano nous décrypte, dans la littérature, les notions convenues du désir partagé qui tournent souvent à la véritable dépendance à autrui ; elle souligne aussi vite, que l’"ars erotica" ou la "scientia sexualis" veulent manifester plus sûrement du désir qu’une vérité obscène ou pornographique. Puisqu’iI reste toujours quelque relent d’hypocrisie inavouée dans ces repas servis par les discours de l’érotisme. Pourtant, Jacques-Pierre Amette nous montre, au plein du mensonge social tissé de pruderie, un Céline qui sait érotiser le réel, en puisant dans les pires éclats libidinaux de la deuxième guerre mondiale. D’une part, dans les fureurs collectives qui surent lâcher la bride ou quelque lacet du corset — car on y vit aussi la femme se libérer par la nécessité impérieuse de l’arrière en manque d’hommes — et d’autre part, Céline se plaît à sa neuve écriture qui nous dit le tout-cash du langage parlé comme s’il l’avait monté à cru : pour nous donner son rythme et son style "métro-émotif".
Pour mieux comprendre ces paradoxes d’Eros : il faudrait revenir, en préalable, à l’érotisme antique, grec et romain, qui oscillait entre la maîtrise du désir et la culture du plaisir. Là, on discernait l’amour mais plus éloigné de la sensualité. La chair y était jeune : et cette jeunesse heureuse se devait de cultiver le "symposium" ou les banquets sensuels, mais tout retenuement. Puisqu’il était mal-vu de se laisser incliner à la débauche. Pire encore : être passif dans le coït ou tomber en quelque dépendance de l’amant(e) étaient du dernier avilissement oriental ou lascif : et s’y verser entièrement était comme de choir de la vertu du "vir" ou du libre patricien romain. Finalement, Florence Dupont insiste bien sur l’exigence noble et très-antique : qu’il valait mieux effleurer "à la grecque", et donc savoir mêler le désir au plaisir, plutôt que boire jusqu’à l’ivresse du sexe. Ce qu’il advenait, à-certes, mais derrière le voile, quand le symposia devenait plus intime à la fin, et toujours selon les plus sûrs et poétiques préceptes de Plaute et du plus grand Ovide.
Le Moyen Âge occidental inventa l’amour : certes, comme un moyen d’exacerber la sensualité, mais pour la tourner vers ses émois et ses vertus plus spirituels. Les techniques poétiques de l’"amour courtois" surent jouer de la fascination pour la dame, comme un archet sait jouer de l’instrument. Charles Baladier nous montre l’amant médiéval qui se pressait au "déduit" (le lieu de l’amour) pour le "devis" (la conversation amoureuse). Et certes, ce féal de sa dame était tout contendu vers une sexualité charnelle, mais qu’elle restait toutefois problématique. A toute fin de pouvoir sublimer la libido, et pour parvenir à une rencontre gymnique assez : d’une aérienne et rare conjonction de la sensualité alliée à la religion.
L’oeuvre majeure de ce projet est le "Roman de la rose" qui fut conçu par la main raffinée de Guillaume de Lorris en 1230, puis il a été repris d’une autre main, plus grivoise de Jean de Meung, et quarante ans plus tard quand le ton littéraire avait tenté son primesaut plus paillard. Ainsi, dans ces oeuvres de l’amour courtois, tout y est paradoxe et la rencontre d’une savante union des opposés : puisque la femme y est incitée à l’adultère ; et, la subversion presse-t-elle les clercs vers leurs moeurs dissolues de goliards ; aussi, les fabliaux, moins innocents que poétiques, soutiennent-ils la débauche gaillarde ; et finalement, l’amour courtois tend à la libération sexuelle satirique. Vers le sentiment d’un Ronsard qui se serait comme mêlé au choc plus physique et odorant des textes de Rabelais. Et toutes ces influences s’y pressèrent conjointement, à nouveau, dans la plus subtile annonce du libertinage du XVIIIè siècle par Clément Marot.
Par quoi, Jean-Paul Goujon y vient vite, à ces "dames galantes" de Brantôme, et aux courtisanes, telle Ninon de Lenclos, qui versèrent tout le libertinage dans le chaudron rosé où l’on distillait la libre pensée. On y cuisina la neuve tendance des moeurs sous Louis XIII, qui mirent le feu aux poudres qui s’espaçèrent en deux brûlots appostés : d’une part l’érotisme suggéré et à l’autre bord l’érotisme critique, plus souvent clandestin car réprimé. Certes, après la vis serrée par Mme de Maintenon à la cour de Versailles, on se banda soudainement pour une véritable libération sexuelle ouvertement festive sinon lubrique, et dès l’instant libératoire qui suivit la mort furtive de Louis XIV. Et, ce furent, le libertinage, l’anticléricalisme, la tolérance, les livres érotiques ou d’apprentissage sexuel dont la cour se raffola à nouveau : et par le biais d’une lente et intime exigence des femmes, qui s’exerçait enfin sur la plus haute classe de la société.
De ce pied-là, elles menèrent au retour à plein drap du libertinage, qui sut s’adoucir tantôt en une sensibilité complice de la "Nouvelle Héloïse", par Rousseau, ou que ce libertinage put se durcir tant qu’il le voulut, en ce dard furieux du radicalisme anti-chrétien de Saint-Just. Ce qui serait comme de dire : que la volupté put s’accomplir en de terribles accouplements, en sorte de "Liaisons Dangereuses" comme Laclos nous en donna les textes épistoliers qui restent le chef-d’oeuvre absolu de la littérature libertine. Au terme de ce XVIIIè siècle plus libertin que grivois, on vit surgir, comme depuis les lacets enfin déliés d’une braguette obscène, le marquis de Sade qui jettera le tout de cette Bastille pâmée, et bientôt vacillée, dans le sexe mondifié de notre modernité, assez pornographique. Et, aussi paradoxalement qu’on veuille bien le sentir, par le biais lascif et tout-puissant d’une incitation féminine qui serait toujours sous-jacente aux temps des libérations sexuelles.
C’est, naturellement, le verbe flirtant de Jean-Jacques Pauvert qui sait nous dire de cette licence d’aimer. Pour dire simple : en 1790 on abolit la censure. Et pendant dix ans, ce fut "le silence des lois" selon Sade : des pamphlets politiques et obscénités jouirent librement d’un temps : qui autorisa le divorce ; qui donna à lire les premiers romans érotiques féminins ; et qui fit la couture extravagante de transparence des robes des "merveilleuses". Quand Napoléon referma, en un tournemain, la porte des béances à découvert, on versa vite dans la nostalgie de la plus véhémente culpabilité romantique. Et, dans le même temps, qu’on redécouvrait Casanova et qu’on s’interrogeait autour de l’étrangère puissance féminine de Georges Sand, la société bourgeoise se pressait, soit au "French Cancan" et ses photographies des réalités crues, soit à la Gazette du Tribunal des ligues de vertu : car là, on y battait le fer rougi des procès à Flaubert, puis à Baudelaire pour leurs textes licencieux, avant de tout lâcher leur proie aux fauves Zola et Maupassant, les "professeurs de pornographie" .
Au début du XXè siècle, la censure revint en 14. Puis entre-guerre : les années folles à Paris — où l’on savait enfin guérir la syphilis — surent attirer les plus grands écrivains érotiques à Paris. On y publiait "L’Amant de Lady Chatterley" de Lawrence, et le licencieux Henry Miller y était en grand’ maraude de garçonnes. Avant 39, Daladier remit le couvert de la vieille censure qui brisa le bal, car elle annonce toujours la guerre. Et, il fallut attendre la présidence Pompidou, pour goûter, à nouveau, au refrain des moeurs plus adoucies, et encore par l’initiative de femmes : soit par le féminisme. A l’ensuite du beau mois de mai 68, la libération des moeurs, bien-ordonnée par l’usage de la pilule contraceptive, et la lente légalisation de l’homosexualité se tracassèrent à la nouvelle formule très-confuse de la censure post-sida, des années 80. Puisque cette censure s’imposa par l’entremise d’une complexion sociale si transformée et rongée par l’urgence paniquée. Ce néanmoins, que l’on sait désormais la fidélité jetable, comme elle serait inscrite dans les gènes de la masculinité et que, d’une autre main, nul ne saurait plus ignorer les exigences de la plus longue ou de la plus insistante jouissance féminine. Ce qui n’est pas rien comme évolution littéraire, quand aujourd’hui, la plupart des auteurs de romans érotiques sont des femmes.
En contrepoint : Malek Chebel nous apprend, dans ce recueil, que l’islam réservait le meilleur accueil à la sexualité épanouie, qui était encouragée dès les premiers discours coraniques. On songe au "Ilm al-Bah" ou la science du coït, dans laquelle la masturbation, l’homosexualité et le cunnilingus sont évoqués pour la recherche de l’épanouissement. On prolonge ce débat dans une suite islamique de personnages infiniment raffinés : des Udhrites et Zurafa, et d’autres théologiens de l’amour dont al-Ghazali qui sut promouvoir le sexe et la transgression, soit le vin aussi, de Médine à la Mecque. On s’éjouit comme on s’émerveille par la lecture des rapports délicieusement vétilleux de la psychologie amoureuse, et de ses recettes aventureuses, par Ibn Hazim. Une autre pierrerie précieuse : Ibn Dawûd codifie un amour courtois qui annonce déjà la sublimation psychanalytique. Et, l’amoureux Mâjnun est tellement fou de l’aimée, qu’il est attiré jusqu’aux limbes de la mort elle-même, et qu’il y trouva et Shakespeare et Stendhal dont il nourrit leurs oeuvres. Finalement, ce sont des phénomènes régressifs, probablement dus à la colonisation et aux influences ottomanes, qui menèrent au déni de cette "culture du lit". Un lit d’une littérature épanouie qui avait entremis les femmes en rôles centraux d’incitatrices des plus grandes libertés érotiques, et dont on attend avec ferveur qu’elles retrouvent enfin ce rôle majeur : dans les "Mille et Une Nuits" ne sont-elles point les maîtresses de leurs propres désirs et des hommes ?
Dans cette somme sur la littérature érotique, Philippe Cornu y parle encore de l’Orient et donc du sexe sacralisé. Du fameux Kâma Sûtra, trop ignoré dans sa charge littéraire, aux estampes de Hokusai, jusqu’au dernier "Empire des Sens" d’Oshima : en lesquels on sacralise du sexe sur deux modes — soit ascétique soit "tantrique" ou permissif — mais deux approches qui seraient conjointes : et dans laquelle conjonction, le féminin prédominerait puisqu’il paraît une meilleure ouverture vers la sagesse de l’accueillante vacuité. De l’Inde à la Chine et dans cette "conjonction alchimique" : le désir y serait transmué en félicité ou en éveil. Pour y satisfaire : l’homme devait retenir sa semence, alors qu’à l’inverse les flux séminaux féminins et leurs orgasmes abondants étaient conseillés pour nourrir chimiquement l’"embryon de l’immortel". Enfin, ces sagesses très-antiques nous disent que le sexe et sa pratique régulière entraînerait l’entretien de la meilleure santé et donc de la longévité. On s’y donne donc une si une bonne médecine, qu’on ne laissera point de trop la pratiquer.
Cet opuscule malin du "Point" s’achève sur un bref survol de la mode porno-soft dans les médias du XXIè siècle, et de la littérature érotique qui est tenue fermement par des femmes qui représentent non moins de 80 % du marché littéraire érotique. En phare alexandrin : Catherine Millet érotise sa vie selon ses fantasmes au réalisme d’hétaïre, et quasi hagiographique des privautés peoples. Enfin, on nous termine, si j’ose dire, par le "Cyberérotisme" mixé au cinéma érotique, qui est tout simplement sur une pente porno qui est distribuée, à peine sous le manteau, et désormais jusque dans les cours de récréation : car tout ça fait bien vendre et se vend bien : puisque c’est ce constat qui fait raison suffisante dans notre société du Marché.
En conclusion de cette lecture, il nous est apparu qu’entre la symposia érotisée et le déchaînement du sexe, en pleine lumière crue, il est une voie érotique qui nous mènerait, effectivement, jusqu’aux cieux de la plus haute spiritualité. Car, elle y serait réconciliée avec la chair et la sensualité même. Et, c’est bien la culture répressive paulinienne, qui était d’origine antique et grecque et non-pas orientale, qui mis cette regrettable teinture d’interdit aux pratiques sexuelles dans l’Occident chrétien et dans ses colonies, pour maîtriser la nature animale. Aussi, pour parfaire cette maîtrise forcée de la sexualité, on empêcha d’abord les débords de la sensualité féminine, que l’on jugeait trop exigeante ou trop envahissante. Voilà le problème ! et, a contrario, voilà par quel rebours on pourrait y passer quelque solution : car cet ouvrage sait nous dire, clairement, qu’il faudrait encourager la libération de la femme, puisqu’elle mènerait à droit fil à la libération de l’érotisme lui-même.
Pour autant, le ton de ce hors-série "sur l’érotisme" est si modéré et à reprises, par ce même discours du soft, qu’il insiste trop sur le caractère d’auto-censure de l’érotisme : certainement pour ne pas avoir à dire ou à montrer la chose de quoi nous parlons. Le ton de la littérature et érotique signerait donc les moeurs collectives et les esprits singuliers de chaque époque. Et finalement, l’hypocrisie et la censure se redressent-elles aussi sûrement que la queue du chien sait toujours reprendre sa forme naturelle. Et, selon les deux termes étrangement conjoints dans l’érotisation du réel : la rétention alliée à la libération, quand ils alternent à secousses en des postes successifs et savants, pour mieux susciter du désir sans fin.
Demian West