Dès qu’on prononce les termes de "cinquième pouvoir", chacun s’interroge immédiatement sur les richesses que devrait recouvrir cette notion équivoque. En effet, ce pouvoir s’applique-t-il sur soi ou sur autrui sinon sur notre environnement, et dans le cadre citoyen ? En d’autres termes, ce pouvoir relève-t-il d’applications philosophiques ou éthiques, ou en revanche du Marché plus brutalement exprimé ?
C’est un fait immédiat, qu’on se sente investi de facultés étendues, dès lors qu’on se connecte au Monde entier par les liens du haut-débit ADSL : et donc en lien avec tous les esprits qui s’y connectent dans le même temps. En somme, on s’introduit dans un nouvel espace de flux qui mettent en oeuvre des potentialités et donc des pouvoirs insoupçonnés. Certes, selon une architecture organique qui évoque en tous points les tubulures et les veines d’un organisme vivant. Mais, cet organisme internet est composé de tubulures invisibles, et non moins réelles, qui transportent nos flux pulsionnels ou psychiques au travers d’un continent qui s’espace sans fin et sans limite de temps.
Tout pareil au corps humain, dont les connexions dendritiques ont été révélées par les dissections de Leonardo et d’autres transgresseurs de l’interdit religieux, et dont les papes eux-mêmes furent tantôt des complices : tout pour constituer les nouveaux organes de connaissance de l’homme moderne. Car dans ces réseaux organiques, des veines et des nerfs conduisent des sèves autant que des concepts ou le Verbe lui-même. C’est-à-dire celui qui commande aux nerfs et à tout le corps. Par ailleurs, lorsqu’on exprime ce verbe dans le liquide aérien de l’atmosphère extérieure, il commande aussi aux autres organismes. Tout dans la ligne de force de ce mouvement qui fut lancé depuis l’origine : étendre l’homme ou l’esprit, ou l’espacer par-delà les portes même les plus secrètes. Lesquelles mènent souvent au cerveau de nos semblables.
Ce mouvement est idéologique et technique, aujourd’hui, quand il monte le projet de l’homme prothétique : ou l’homme ajouté d’organes technologiques et numériques dits "immatériels". Qui semblent autant de puissances et de facultés invisibles et "potentates", au sens archangélique qu’entendait Denys l’Aréopagite. Comme on verrait ces mêmes puissances ou bras serpentins ajoutés au cerveau, à l’image des dévas hindoux tout couverts de cobras étincelants comme autant de câbles ADSL, hypnotiques vers toutes les directions. Nous adjoignons, aujourd’hui, à nos cerveaux des réseaux dendritiques de pouvoirs, et par le biais de nos connexions ADSL.
Ce projet, vient tout droit de l’Antiquité des automates de Heron d’Alexandrie dont les mécanismes faisaient parler les statues des dieux. Mais c’est à la Renaissance italienne que l’ère du numérique fut réellement fondée par Alberti, le premier théoricien des arts, et Brunelleschi qui inventèrent la représentation en perspective d’un espace virtuel : entièrement peint et donc non-naturel ou artificiel : "La peinture est une fenêtre pour voir l’Historia". Ce dispositif a été développé dans l’occident rationaliste jusqu’au computer qui ouvrit la fenêtre du nouvel espace internet. L’art et la peinture devinrent des dispositifs et canaux qui devaient faire mieux circuler nos pulsions libidinales, et dans les tuyaux constitués par la peinture et par le film bientôt. Ainsi, circule-t-on dans le tableau comme dans un organisme qu’on explore et qu’on goûte. Nos désirs, nos fantasmes y sont étendus et espacés comme notre vie même qui s’y projette et flue pour y cueillir en retour le sentiment et la jouissance de vivre.
Dans cette nouvelle cartographie on y pressent une géographie dessinée selon une succession de topiques explorées par Freud. Car, derrière le corps physique et visible, il découvrit des continents immenses et invisibles comme la libido aux mâchoires d’or. Et enfin tous nos organes psychiques : le sur-moi, le moi, le ça , et toutes leurs îles de complexes mouvants etc. Par ainsi, doit-on savoir aujourd’hui, que derrière les médias physiques ou visibles, et pour mieux incarner nos organismes psychiques : il s’est constitué des nouveaux corps de médias plus invisibles et qu’ils vivent simultanément dans l’espace internet, qui est aussi et enfin simultané au réel.
Pourtant, il reste une différence majeure entre ces deux espaces. Puisque dans l’espace internet, nos organes psychiques s’y incarnent si aisément et quand ils interagissent entre-eux à un tel degré, que nos actes entraînent immanquablement des responsabilités et des obligations qui seraient plus impératives que dans la réalité physique, qui est plus figée par son inertie.
En effet, l’homme psychique et prothétique, soit l’internaute, quand il agit sur son corps dans cet espace : il agit directement sur le corps psychique d’autrui. Et ce qui semble une action relevant d’une posture de pouvoir. Ce néanmoins, ce pouvoir est si puissant — comme si l’internaute avait l’accès à la chambre secrète du pharaon soi-même, qui peut ruiner ou sauver son pays d’un seul geste — qu’il oblige celui qui en prend connaissance et possession ou connexion, si l’on peut ainsi dire : à utiliser ce pouvoir résolument pour le bien commun. Pour améliorer la société. Et c’est cet accès qui nous est offert à tous, par notre connexion ADSL...
Ce pouvoir que l’on nomme aujourd’hui, le "cinquième pouvoir", et qu’il relève (nous dit-on) du citoyen, évoque justement la notion du pouvoir qui amena la Révolution Française. Une action qui fut largement inspirée par la nostalgie des Vertus dans l’antique république romaine : soit le pouvoir sur soi dont la puissante vertu sait impressionner autrui. Et, par le sacrifice de soi qui était la manifestation la plus élevée du pouvoir civilisateur de la conscience de soi, en lien ou en alliance, avec toute la communauté ou l’Agora.
Demian West
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