En tant qu'intervenant dans l'espace du cinquième pouvoir, j'ai pris la liberté d'exprimer ce que cette nouvelle conception du pouvoir pouvait contenir. Quand nul ne sait encore toute son étendue, que l'on suppose même sans limite. Souvent, on entend, depuis les troupes de ce cinquième pouvoir, que sa révolution renvoie aux temps de l'invention de l'imprimerie, qui a certes démocratisé le savoir. Pour autant, c'est encore se référer à des notions déjà vues et convenues, pour évoquer ce qui est totalement nouveau. Comme si l'on répétait à nouveau cette confusion des Indes avec les Amériques, lorsqu'on découvrit le continent nord-américain en 1492.
En effet, il est pour le moins étonnant que pour définir un nouveau pouvoir, ceux, qui en dissertent longuement et de l'intérieur, emploient des schémas anciens avec des empreintes rationalistes et souvent conventionnellement teintées de considérations éthiques du Bien et du Mal. En des conceptions qui sont souvent en rupture avec la réalité du terrain, où l'on trouve des sensations plus dures qui ignorent les critères du beau et du laid. Puisque, la pertinence de chacun des citoyens du cinquième pouvoir est qu'ils sont tous différents, beaux ou laids et bons ou mauvais, chacun selon sa complexion naturelle légitime. Depuis longtemps, les modes artistiques contemporains ont écarté ces critères de jugement, pour favoriser le choc ou le stroke : c'est-à-dire le contact avec la réalité brutale quelle qu'elle soit. Puisque c'est une meilleure fenêtre ouverte sur la plus sûre compréhension de ce qui est nouveau ou changeant sans cesser. En d'autres termes, recycler des concepts anciens pour tenter de définir le cinquième pouvoir peut en dénaturer le sens comme si l'on prolongeait le siècle passé pour dire le nouveau siècle.
Par certains aspects, le concept-même de "pronétaires" participerait de ce recyclage, s'il ne contenait heureusement cette charge un peu provocatrice d'apposer la révolution soviétique avec des conditions techno-scientifiques de cette nouvelle révolution assez capitalistique. Nous le voyons, le cinquième pouvoir tente de réunir, par des paradoxes, temporels aussi, des concepts que l'on pensait contradictoires. L'immatériel de l'internet n'est-il pas une sorte de réunion paradoxale entre la matière et l'esprit : qui fluent entre substance et verbe dans les tubulures électroniques du réseau invisible ?
La surabondance des informations est aussi propice à jeter dans ces vertiges paradoxaux pour troubler les conceptions convenues, qu'elles soient rationnelles ou même plus sensorielles et irrationnelles. En effet, dans ce nouveau monde, il apparaît qu'il n'y a plus aucune instance supérieure ou de logos. Puisque, chaque internaute est le directeur de sa fabrique, ou le pape du culte qu'il aura conçu, etc. C'est à tel degré de liberté, que l'on peut être amené à des comportements qui nous échappent, tellement nous étions habitués à gérer des flux du réel que nous pouvions plus ou moins contrôler. Quand désormais, les flux d'informations et d'actions personnelles nous dépassent. Par le fait de la dématérialisation des médias et des contenus. Mieux encore : nul ne saurait plus localiser ou identifier, comme auparavant, les sources et les intentions. Parfois même, ce sont les perceptions de notre temps intime qui s'en trouvent modifiées. Tout est mouvance dans cet espace internétique : On est à Paris puis à New York, dans le même temps, et durant une journée qui nous aura paru une minute, en raison de l'immersion que nous avons ressentie en entrant dans le flux des échanges.
Aussi, y a-t-il quelque aventure et quelque risque dans ces voyages au sein de cette nouvelle matière internétique. Il nous semble donc que l'internet est une sorte de proto-invention d'une société qui s'invente comme une neuve planète, simultanée ou parallèle à tout ce qui a été vécu auparavant. Et c'est probablement un effet de cette matérialité plus fluide, qui n'est peut-être pas immatérielle mais plus sûrement sur-matérielle. Comme le surréalisme était une nouvelle forme et plus psychique de la réalité, qui avait été ajoutée à la réalité convenue, par les artistes et les psychanalystes des années 1920. Aujourd'hui, les flux internétiques seraient donc entre-tissés par une substance sur-matérielle plus plastique et mouvante : puisque cette réalité ou matière est une matière plus informée et donc plus efficiente, plus intelligente ou plus puissante. Par ainsi, le cinquième pouvoir serait-il inscrit, en tant que nouvelle formule du pouvoir dans les vives molécules du médium qui l'a mis en oeuvre.
Toutefois, on peut, d'ores et déjà, craindre que ce pouvoir se manifestera à divers degrés selon les individus. D'une part, certains seront dépassés par les jouissances que procurent les flux informationnels. Car, la sensation de vivre intensément par l'immersion dans le net, créera certainement des dépendances semblables à celles qui sont induites par les stupéfiants. En effet, le net offre des réponses illimitées à des exigences de stroke que chacun doit ressentir tous les jours pour son équilibre psychique, selon les études de la psychologie de Palo Alto. Les réponse positives ou négatives sont des chocs électriques qui érotisent la vie de chacun, et sans lesquels nul ne saurait vivre. Par ailleurs, le buzz peut être cette dose quotidienne qui sait stimuler les organes dépendants, et sans qu'aucun critère de résultat positif ou négatif soit exigé, puisque c'est la pulsion qui compte, le coup, le stroke. A court terme, pour obtenir cette nourriture psychique, les plus faibles pourraient s'y perdre, comme non-sevrés par la grande araignée qui les aurait pris sur sa toile.
Aussi, des pouvoirs organisés pourraient contrôler tous ces individus qui seraient devenus dépendants de cette source illimitée des strokes vitaux. Au point, qu'ils mèneraient leurs nouveaux esclaves à ce qu'ils ne tentent plus de dissimuler leurs pensées ou leurs émotions. Quand, il faut savoir dissimuler ses pensées et ses émotions profondes pour en garantir l'intégrité morale, auprès des pouvoirs des maîtres qui sont toujours dominateurs. On le voit, l'internet est le théâtre d'une dialectique hégélienne "du maître et de l'esclave" définitive. C'est pourquoi, le cinquième pouvoir devrait aussi, naturellement, diffuser des modes d'expressions qui sauraient échapper aux pouvoirs anciens ou nouveaux, et donc des modes d'expressions qui sauraient dissimuler les sources intentionnelles, pour protéger le citoyen qui est la source. En d'autres mots : il faut rendre le citoyen-source assez furtif pour qu'il puisse rester libre dans son expression.
Heureusement, il est une propriété du langage qui lui permet de cacher des informations tout en en révélant d'autres, et selon les choix que le diffuseur a fait, en préalable. Par exemple, dans ses "Fables", La Fontaine parlait de la société curialiste à versailles, quand il évoquait les figures animales qui étaient des caricatures si habiles qu'elles ont influé sur le cours de la politique du roi le plus absolutiste. Et tout, par des effets de langages avec des contenus qui cachaient des intentions d'agir et de transformer la réalité de la société de l'époque. Ainsi, là où un enfant ou un valet entendaient une bonne histoire avec une morale utile à tous, le roi et ses courtisans entendaient des messages subversifs dont ils ne pouvaient faire le reproche à La Fontaine, sans passer aussitôt pour des personnes dépourvues d'humour ou d'esprit. Ce qui était comme de perdre, entièrement et sur un coup, sa bonne réputation à Versailles. Cette faculté et cette technique du langage est communément nommée : le langage intentionnel.
Dans le nouveau monde internétique, ce sont les logiciels-robots qui paraissent les maîtres ou les rois de la société mécanique ou techno-scientifique. Et les maîtres du net restent des entreprises capitalistes en des dimensions qui s'espacent de façon insoupçonnée. Naturellement, elles veulent étendre leur pouvoir sur l'ensemble des citoyens qui se prévalent, entre autres, d'être le cinquième pouvoir des libertés informationnelles en somme. Et c'est probablement dans cette opposition que l'on peut mieux saisir ce que serait ce cinquième pouvoir. En effet, la faculté la plus précieuse de l'internet est qu'il donne au plus petit le moyen d'échapper au plus gros. Puisque, malgré sa sophistication techno-scientifique, le moteur de recherche reste une mécanique de contrôle qui ne saurait comprendre le quant-à-soi ou le sous-entendu. Et donc, le citoyen peut-il communiquer et informer sans être lu ni être repéré par les maîtres-capitalistes du net. Enfin, l'information est-elle donc authentifiée, auprès du lectorat et du public, par les multiples niveaux de compréhension qu'elle recelle et qui savent manifester qu'un individu vivant qui pense les a écrites. Et qu'aucun moteur ou qu'aucune police de l'esprit ne saurait décrypter ces niveaux du langage, qui sont d'ailleurs mouvants selon l'usage que le citoyen leur prévoit.
Et c'est ce pouvoir équivoque du Verbe qui semble être au coeur de la révolution du cinquième pouvoir. Carlo Revelli et Joël de Rosnay ont nommé l'internaute "un pronétaire". En raison des similitudes qu'ils percevaient entre la révolution des soviets et la révolution des techno-sciences actuelles. Pourtant, il est ce paradoxe que les techno-sciences ont donné un pouvoir à chacun des internautes par le biais de l'ordinateur et de la connexion ADSL qui sont sa petite fabrique pour qu'il puisse réaliser son capital informationnel. Car, l'ordinateur et le réseau sont la force prolétarienne mais automatisée, sur laquelle l'internaute spécule et fait du profit, par le fait. Et selon le programme même de la société capitaliste analysée par Marx, et réalisée en des échanges favorables dans le monde entier et par-delà les oppositions révolues. Et, c'est l'outil techno-scientifique, lancé par les révolutions industrielles successives, qui aura fabriqué-constitué ce cinquième pouvoir. Finalement, le mode internétique des mises en liens finit par dépasser les contradictions ou oppositions convenues, et par des flux qui deviennent en tous sens gagnant-gagnant.
Demian West