A Bâle-Riehen en Suisse, la fondation Beyeler reçoit tant de visiteurs à son exposition rétrospective d’Edvard Munch, qu’on parle déjà de la plus importante exposition Munch hors de Norvège. En effet, jusqu’au 15 juillet, on peut enfin découvrir toute la frise de vie du créateur de l’expressionnisme.
Edvard Munch est un peu la figure symétrique de Vincent Van Gogh en Europe. Car il a inventé l’expression picturale de l’âme, mais sans atteindre à l’hagiographie mythique du fulgurant Van Gogh. Après l’impressionnisme qui avait enfoncé les modes de représentation classiques, les artistes avaient compris l’inutilité de la peinture réaliste. Car la photographie avait laissé les peintres sans plus de ressource, pour rivaliser avec les effets de capture parfaite du détail par la mécanique réaliste de la photo. En revanche, Munch dira que la photographie était inutile aux peintres, puisque nul ne saurait emporter un appareil photo en enfer ou au paradis.
C’est bien le projet expressionniste qui est au coeur de cette provocation. En effet, entre la France et l’Allemagne et avant le tournant du XXe siècle, Munch essaimera et visitera tous les groupes d’artistes et d’idées neuves qui exigeaient qu’on exprimât enfin l’âme et l’individu. Plutôt qu’on tombât dans une Europe en son gouffre techno-scientifique et autoritaire. Il les connut tous, de Nolde à Macke, du "Blaue Reiter" du joyeux Kandinsky coloré à la "Brücke". Vers toutes les expressions des nouvelles structures sociales qui travaillaient l’Europe d’un bout à l’autre, par le biais des révolutions artistiques des avant-gardes. Car, avant les deux guerres mondiales, le sentiment du suicide de la civilisation agitait le chaudron du sanctuaire des arts.
D’abord, Munch passa du réalisme impressionniste au symbolisme post-impressionniste de Gauguin. Avec ses formes curvilignes et assez gaies qui exprimaient la féminité fondatrice et la nature. Et dedans elle, la sexualité mystérieuse qui devint tantôt une morbidité irruptive. Car l’image de sa soeur morte de tuberculose et les souvenirs d’autres membres disparus de sa famille ne cessaient de hanter ses peintures, comme un rappel des vrais raisons exorcistes de peindre. Tout comme Van Gogh s’échappait en ses ciels de feux artificiers tournevirants, l’expressionnisme savait toujours gâcher la fête dans la toile. Et par des pré-visions des malheurs à venir annonçant les guerres du premier XXe siècle.
Toutefois, Munch et les expressionnistes ont tourné l’art au rebours vers ses fondamentaux. Par exemple, ils ont pratiqué le graphisme brutal et médiéval de la gravure sur bois. Aussi, ils ont refondé la peinture en des couleurs simples et violentes qui balançaient le tout-cash des émotions et des sentiments. On y voit des sujets qui hurlent, des silences qu’on voit, puisqu’ils sont peints. Tant et si bien qu’on ne saurait plus les ignorer. "Le Cri" est l’oeuvre majeure de Munch dont il a peint plusieurs versions. Puisqu’il avait pris coutume de faire des séries, selon la leçon de Cézanne qui avait introduit cette pratique dans l’art post-impressionniste. Mieux encore, l’art du Norvégien Munch est un art littéraire, à la Kafka ajouté de Brecht. Mieux encore, qui n’a pas vu dans son "Cri", des réminiscences du "retable d’Issenheim" de Grünewald à Colmar ? C’est-à-dire l’image emblématique du Christ déformé à outrance par les tortures et bourelleries de la crucifixion, ou l’expression même de la douleur universelle. Plus encore, on sent les danses macabres médiévales qui témoignent que jadis on savait vivre avec la mort pour mieux la conjurer certainement.
Le programme symboliste de Gauguin voulait retrouver les origines de l’art en Occident. Il renoua donc avec tous les primitivismes des Afriques, de l’Océanie, mais aussi en Bretagne et partout ailleurs dans les régions européennes. Quant à Van Gogh, il explora l’âme et ses propres moyens de perception par les sens plus subtils. Ainsi était-il parvenu, par l’accoutumance de la pratique de peindre, à voir des couleurs impossibles. Des pourpres constellés d’or, que l’homme du commun de l’ordinaire ne saurait voir. Le peintre, désormais visionnaire, en devint un peu asocial, sinon immergé dans un autre monde inconnu. Quant à Munch, il prit le biais naturel de cette mélancolie qui est la grande tradition du nord, anglo-saxonne et germanique. Depuis l’Allemagne médiévale jusqu’à la Norvège, les gravures de Dürer et sa "Melancholia" menaient droit aux déformations picturales de l’expressionnisme, qui ont toujours annoncé qu’il y avait quelque chose de pourri dans le royaume tel qu’il va. On y voit un ange mélancolique qui attend la venue d’un sauveur improbable qui ne viendra jamais. Plus avant en Suisse au XVIIIe siècle, le romantisme noir d’un Füssli entretint cette angoisse carrément morbide et sur le mode présurréaliste. Toujours dans une problématique d’un théâtre de l’absurde, finalement achevée par Beckett quand il balança "En attendant Godot".
C’est dire combien les communautés d’artistes expressionnistes ont su influencer tout l’art du début du XXe siècle. Avec les premières communautés du Monte Verita, au bord du lac Majeur, qui ont annoncé le mouvement hippie des années 1960. Les expressionnistes, en lien avec dada et avec les avant-gardes russes, vivaient dans la pratique du naturisme et du végétarisme. Aussi, ils militaient pour le refus des pratiques violentes. Quand l’Europe entière versait dans la guerre. Ces artistes pacifistes, danseurs et peintres, sculpteurs et théoriciens revenaient à des pratiques médiévales et primitives de la gravure sur bois, plus brutaliste car sans raffinement cultivé. Et partout depuis Berlin à Dresde puis de Zürich à Paris, les artistes voulaient retrouver le barbare en nous, selon le mot d’ordre de Gauguin. Tous pensaient que le retour à la nature et à l’âme individuelle saurait empêcher le suicide de la civilisation, d’ores et déjà déshumanisée par la fabrique de la machine à broyer. Enfin, Munch voyait en l’individu une sorte d’âme en souffrance. Ainsi que son "cri" en serait la porte des enfers intérieurs manifestée sur la toile. Telle une bouche qui passerait dans l’autre monde rimbaldien assez. C’est-à-dire que la vision de Munch était déjà un "no future" des années 1970.
L’expressionnisme de Munch signifie donc une sorte de méditation sur l’âme, en tant qu’elle nous échappe. Assez comparable à la médiation sur les ruines dans le courant néoclassique qui a mené à la dépression des cultures européennes. Aussi, cette méditation évoque la "Phénoménologie de l’esprit" de Hegel et sa dialectique de la vision de l’instant fugitif, que Monet voulut saisir. En ce sens, c’est une pensée virgilienne sur le temps qui fuit. Et, cette peinture cache bien une forme de joie inavouée, sous le couvert d’une angoisse irréductible de la conscience malheureuse qui dépeint sa douleur. Car c’est une peinture dure, mais plus vraie que toutes les madones auparavant.
Finalement, Munch a initié une période d’un art qui ne saurait plus être une seule monstration de la beauté. Mais, cet art est une surexposition de la réalité la plus absurde et morbide du monde interprétée par l’individu. C’est pourquoi, une oeuvre comme "Guernica" de Picasso est une des plus grandes oeuvres de l’art soit de la politique. Et même, quand elle ne serait pas si belle ou conforme au canon de la beauté classique. Car désormais, la peinture dit toute l’horreur. Comme la langue du cheval Guernica troue la toile criante de vérité. Cette peinture de l’horreur se sait agir sur la psyché du regardeur, qu’elle dérange définitivement et volontairement - surtout après Auschwitz. Finalement, le symbolisme de Gauguin avait fondé tout l’art imaginal et idéel du XXe siècle, et Munch en a extrait l’expressionnisme de la boîte obscure du soi.
Demian West
http://www.youtube.com/v/Dr86AGJhskI
Thursday, June 07, 2007
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