Tuesday, July 03, 2007
Gravissime Dürer au Guggenheim de Bilbao
Jusqu’au 9 septembre 2007, le musée Guggenheim de Bilbao expose le fonds entier des gravures de Albrecht Dürer du Städel Museum de Francfort. C’est un événement en soi. Car ces oeuvres sur papier sont fragiles. D’une part, elles ont été marquées au cuivre rouge par le plus grand génie de l’art nordique de la renaissance. Et d’autre part, ces vieilles dentelles sortent peu leurs arsenics des cartons, en raison de la lumière qui attaque les pigments et tout ce qui flambe, même lentement. Avec le temps, l’acide, contenu dans les matériaux et les papiers, transforme et détruit les supports. Et les encres se modifient quand elles sont agressées par la lumière.
A l’occasion d’une visite au musée, on peut aisément constater que la peinture à l’huile devient plus transparente avec le temps. Puisque beaucoup de tableaux flamands donnent à voir des objets qui réapparaissent, derrière ou sous des couches qui furent jadis plus opaques. Et les noirs d’encre ou les gravures de Dürer vont selon le même soupir virgilien du temps qui fuit.
Beaucoup sont étonnés de la clarté de la gravure la plus énigmatique de Dürer, la Melancholia I. Ce chef-d’oeuvre est une prouesse du graveur qui maîtrise son art pour en donner toute la surabondance de virtuosité dans les détails. Elle est chargée de petits coups de pointe qui remplissent l’oeuvre d’une vie presque en conversation, dans un tumulte buzzique. Et cette pléthore de traits donne un effet assez gris, et certainement moins contrasté que les reproductions qu’on peut en voir dans les livres ou sur le net.
Dürer vient de la gravure d’orfèvre. Il a appris le métier de sa lignée d’orfèvres à Nuremberg, et venus de Hongrie. Comme il était particulèrement doué, on le mena dans l’atelier d’un maître. Et tout comme Vinci, son double symétrique au Sud, Albrecht Dürer dépassa tout le monde tel un génie extra-terrestre qui savait tout sans avoir rien appris. On passera sur la leçon humiliante qu’il donna à ses maîtres. Aussi, son génie s’appliqua à toutes affaires favorables. Puisqu’il a su diffuser ses gravures dans toute l’Europe, comme un président d’une multinationale artistique et média. Il est vrai, dans un monde préalablement traversé par les gravures sur bois très populaires que sont encore les cartes à jouer du tarot. Ces petites images diffusaient une ordonnance implacable du monde et de ses hiérarchies immuables de droit divin. Par ailleurs, les cartes à jouer ancraient plus encore les stéréotypes de communications de l’époque. De la même façon, que les infos espacent les messages de l’ordre et des structures sociales à notre époque. Les cartes à jouer étaient les vecteurs de la structure sociale dominante. Et, Dürer a investi ce champ dans lequel il a tracé une nouvelle culture visuelle. Puisque ses gravures ont été imprimées sans limite de tirages, pour étendre sa notoriété sur tout le monde connu.
On y voit, bien sûr, toute la Bible décrite et annotée de petites anecdotes triviales. A la façon des Flamands qui mettaient dans les coins des plaques, un chien ou des enfants qui laissent des colombins en sorte de remarques marginales. Certes, dans les gravures du meilleur Dürer, on y perçoit une mythologisation de la culture nordique, mais désormais très influencée par la pression de la renaissance florentine. C’est pourquoi, on y sent un abandon progressif des déformations médiévales vers une recherche du goût classique ou antique. A l’instar de peintres italiens qui s’identifiaient à Apelle de Colophon quasiment réincarné, Dürer voulait se comparer aux grands artistes antiques, lorsqu’il grava les nouveaux canons des corps masculin et féminin. Il est évident, que tout ceci était un programme soutenu par l’ Etat. Puisque Dürer était couvert par les plus hautes instances de son pays. Et, il bénéficiait d’un tel crédit, qu’il pouvait oser des témérités plus insensées que les chimères de Vinci soi-même.
Jugez-en. Après que le premier théoricien des arts, Alberti (1435) attribua à nouveau à l’artiste plasticien son rôle de "démiurge", Dürer a osé peindre son autoportrait le plus fameux en 1500. Mais en suggérant une identité formelle entre lui-même et l’image que l’Occident se faisait du Christ. Il va de soi que le tableau fit scandale. Mais pas au point qu’on mit le feu à toute la nébuleuse Dürer à Nuremberg. Quand en Italie on brûlait des carnations d’hérétiques pour des images plus pieuses encore.
Plus tard, Gauguin fit à nouveau ce coup avec son Christ jaune. Et, d’une certaine façon, au Japon du XXIe siècle, on voue presque un culte mystique à Van Gogh, ainsi qu’on le faisait pour des saints plus improbables encore, au Moyen Âge. C’est qu’à la vérité, Dürer a ouvert la fenêtre au génie romantique, dans ce qui n’était pas encore l’Allemagne mais un ensemble mouvant de féodalités brutales en cherche du raffinement humaniste. Le génie de Dürer était marchand et, dans le même temps, il avait ce génie de l’indépendance. Puisqu’il pensait l’artiste comme le lieu miraculeux et narcissique de l’énigme qui fait l’art, et selon les nécessités de la technique combinée à l’inspiration venue de l’ailleurs rimbaldien. C’est une pensée qui investira tout l’art au début du XIXe siècle, par le biais des théories du génie romantique selon Baudelaire et Delacroix qui fut l’incarnation de l’artiste romantique.
Dürer était théoricien des arts et des mathématiques. Mais avant tout, il était ce génie de l’individu qui accède au jugement universel, par l’exercice de la technique et des arts. C’est-à-dire, qu’il est cet artiste qui annonce les transformations de sa société, et qu’il les crée dans le même temps. Aussi, il a bien montré que cette pulsion novatrice ne saurait être limitée par quelque crédo ou dogme ancien, qui voudrait ferrer les processus créatifs de l’invention. Mieux encore, en établissant son empire médiatique comme un marché en soi, il a réellement manifesté cette dimension démiurgique de l’artiste à la renaissance, comme il convenait.
Ainsi, pendant que Vinci très pressé inventait le XXe siècle, Dürer inventa les grands appareils médiatiques constitués d’images surabondantes diffusées à distance, et contenant des discours transformateurs des structures sociales. Et par le truchement de la gravure qui s’espaçait jusque dans la cellule familiale même, fractalisée dans toute l’Europe. Il a osé frimer à fond et lancer ses caprices du dandy déjà baudelairien, avant terme.Il était si sûr de son génie planant au-dessus du vent ordinaire. C’est pourquoi, après Dürer on oublia un peu cet art médiéval qui voulait que l’artiste fût un simple artisan quoique habile, sinon un moine anonyme voué à illustrer le Livre sans jamais signer son oeuvre picturale. Alors que le génie romantique est tout contenu dans son nom, annoncé par le monogramme prophétique A.D. Albrecht Dürer.
Finalement, Dürer était un si puissant démiurge, que nul n’a encore su dégager la solution ou la clé de la Melancholia oedipienne. Peut-être est-ce là la solution ? Qu’on reste scotché à l’énigme tant qu’on a pas compris de quoi cette image ou cette sphynge parle. Car cette gravure est conçue comme un dispositif d’intrigue qui conforte au mieux l’audience et l’audimat. En ne donnant jamais satisfaction au désir, ce qui le maintient vif dans une tension non résolue.
L’art de la peinture n’est-il point de concevoir et de fabriquer des illusions, pour agir sur les esprits des regardeurs ? Ainsi, les gravures de Dürer nous disent-elles que le peintre ou le dessinateur sont des charpentiers qui font des pièges à souris, comme les "mainstream medias" d’aujourd’hui savent rapter les spectateurs.
Demian West
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