Tuesday, July 10, 2007

Le néo-dada Jasper Johns à Bâle




Jusqu’au 23 septembre 2007, le Kunstmuseum de Bâle, en Suisse, présente une suite de 73 tableaux de Jasper Johns le peintre néo-dadaïste. C’est un événement assez rare venu des Etats-Unis et des années 50-60. Tout d’abord, Jasper Johns semble un peintre assez paradoxal et il faut appréhender ses oeuvres en surface comme en profondeur. Puisque tout est visible sur la toile ou dans l’assemblage, sinon dans la sculpture factice. Et c’est là le piège dada !

Robert Rauschenberg et Jasper Johns ont inventé le terme "néo-dadaïsme" pour définir leur travail dans les années 50. Pendant que le pop art devenait un mouvement international éclaté depuis l’Angleterre, jusqu’aux Etats-Unis et au rebours vers l’Allemagne pour enfin gagner la France avec les nouveaux réalistes. Pourtant les néo-dada ne se revendiquaient pas du pop art. Tout au contraire, ils s’en démarquaient. Car, leur propos était de réagir contre l’expressionnisme abstrait qui avait investi toute la sphère artistique aux Etats-Unis, depuis les années 45.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les surréalistes européens, et surtout français, s’étaient réfugiés aux Etats-Unis. Là, ils ont essaimé, depuis la côte Est jusqu’à la côte Ouest, un véritable mouvement surréalisant et natif aux Etats-Unis. Bien sûr, les oeuvres s’inventèrent en conformité avec les espaces américains. En effet, les toiles des expressionnistes abstraits, et du mouvement "subject of the artists", atteignirent des dimensions considérables. Ainsi, l’écriture automatique de Masson y trouva une sorte de démesure en laquelle le regardeur pouvait s’y plonger entièrement, comme devant la vastitude du landscape au Far West. Par ailleurs, ce fut un achèvement du "all over" selon Monet. C’est-à-dire que la toile était emplie de taches colorées sur toute sa surface. Et sans qu’on n’y trouva plus de hiérarchie des zones colorées dans la représentation. C’est un dispositif pictural que Monet avait inventé avec ses Nymphéas, et que Jackson Pollock a su mener jusqu’au plus haut siège des enchères des ventes de l’art.

C’est contre ce mouvement, qu’ils jugeaient un peu trop intellectuel, que Jasper Johns et Rauschenberg inventèrent le retour nécessaire de dada à New York. Certes, ils surgirent dans une mouvance post-dada assez régulière depuis les années 20. Mais, ils la rétablirent dans l’urgence de réconcilier l’art et la vie, sinon de concilier les peintres avec leur public. A la vérité, les expressionnistes abstraits avaient poussé la réflexion jusqu’au suicide des meilleurs d’entre-eux. Ce qui porte peu d’avenir en soi, on le reconnaîtra aisément. Et, par le biais de la philosophie parfois zen qui les pressait trop vers l’absurde ou vers la vacuité de l’existence. En d’autres termes, on se perdait dans leurs toiles immenses et abstraites, entre un lyrisme libéré et un géométrisme puriste, tant et si bien qu’ils s’y perdirent avec nous.

En conséquence, le pop art et néo-dada donnèrent naturellement, à nouveau, une légitimité à la simple joie de peindre. Et sans qu’ils durent se justifier par des nécessités rationnelles ou psychologiques. Il s’agissait de faire simplement des images qui plaisaient et contentaient les yeux et le sentiment. Et sans qu’il fut vraiment débattu d’y joindre d’autres considérations métaphysiques ou spirituelles. Il va de soi que les critiques d’art y virent, à nouveau, quelque critique cryptée de la société. Et ils lirent ces remarques introuvables ou improbables, jusque dans le tableau le plus immédiatement brutal, et revendiqué sans contenu réflexif par le cynique Warhol. Car, il est manifestement dans la nature de l’esprit qu’il se voit réfléchi par toutes les surfaces qu’il voudrait s’approprier.

Il reste que néo-dada s’est plus attaché à étendre le registre de la réconciliation de l’art et de la vie. Les néo-dadaïstes intégrèrent le happening ou la performance, et l’assemblage ou les collages à toutes leurs oeuvres. C’est pourquoi les "combine paintings" de Rauschenberg et les tableaux "targets" de Johns contiennent des objets collés sur la surface picturale devenu hybride ou composite. Les cibles peintes à l’encaustique par Johns, ou ses drapeaux américains en de nombreux prétextes obsessionnels à peindre, sont ajoutés de moulages de visages en cire et d’autres citations. Et, plus ces objets ont été simplement assemblés au tableau, sans autre intention que la jouissance de peindre-fabriquer, et plus ils suggèrent des énigmes dans l’esprit du regardeur. Ainsi, devant ces tableaux on se trouve naturellement à tenter de résoudre une quantième énigme perpétuellement surréelle. Tel un morceau de mémoire qui nous aurait échappé sur le bout de notre langue, pourtant si proche. Et ceci, comme un rappel du surréalisme, qui fut un mouvement pictural autant que littéraire.

Dans ces années 50-60, on vit donc une vaste mouvance américaine s’espaçant depuis l’expressionnisme abstrait voué à l’immersion du regardeur dans des paysages psychiques et peints. Puis, une réaction survint tout aussi vaste sur le front de cette tendance diffuse, le pop art s’appliqua à rendre l’imagerie cynique de notre société de la dévoration. Et enfin, nous vîmes le retour de dada, par le biais des pratiques gestuelles et des assemblages destinés à briser les frontières entre l’art et la vie.

Il apparaît, aujourd’hui et dans cette exposition à Bâle, que Johns s’était plutôt appliqué à insister sur la jouissance du métier de peindre. Il s’agissait avant tout de montrer l’activité du peintre comme une parousie du "faire". On pense à Monet qui peignait à la façon d’un méditant qui se sait soigner son corps ou son esprit par cette sorte de transe du peindre. La pratique plastique ne semble-t-elle pas une méditation quotidienne, dont on ignore encore tous les process mystérieux. Les arts plastiques ne seraient-ils pas une sorte de pharmakon en guise de flux de jouvence ? Toujours est-il, que les peintres constants dans leur pratique quotidienne vivent vieux. On dira comme des sages, mais qui savent se lâcher et sensuellement aussi. Finalement, on pourrait tout imaginer de cette jouissance résolutoire de l’art de peindre, qui semble assez proche de l’acte amoureux bien-physique. Car l’art et la peinture ont ceci de semblable à l’acte amoureux, qu’ils savent unir la part animale en l’homme à sa nature plus spirituelle ou divine, comme le lecteur voudra.

Aussi, l’art s’est-il toujours espacé selon une alternance entre deux pôles. D’une part, on trouve un art exigeant la réflexion et la régulation de l’affect et du faire. Quant à l’autre bord, l’artiste sait se lâcher en des jouissance de peindre, qui abandonnent toute explication qui en deviendrait une ridule inutile sur la surface. Parce qu’elle en brouille la lecture même de cette surface qui est l’oeuvre. C’est donc cette nature même de dada puis de sa postérité néo-dada, qui veut dire l’immédiateté de l’art sans raison. Et que tout serait art, et par-dessus tout la vie elle-même.

Dans ce sens, Jasper Johns a paradoxalement aidé à approfondir la connaissance et la perception des oeuvres de l’expressionnisme abstrait, contre lesquelles il s’était pourtant opposé en réaction. Puisque johns a su replacer le regardeur, bien en face de ses organes des sens premiers. C’est-à-dire, avant toute réflexion qui viendrait à brouiller le contact réel avec la matière picturale, soit avec l’énergie "pure" en un "certain ordre assemblée sur la toile". Selon le credo des symbolistes de Gauguin, qui avaient lancé toute la ligne de force imaginale ou "magique", sinon techno-shamanique de l’art du XXe siècle.

Demian West

No comments: