Tuesday, July 17, 2007

Les portraits photographiques de Nadar à Buenos Aires



Le centre culturel Borges à Buenos Aires présente, jusqu’au 30 août, une exposition des grands portraits de Nadar. C’est-à-dire que nous y sommes invités à revoir toute la mémoire des grands hommes du XIXe siècle qui sont aussi des femmes par aventure.

Certes, nous pourrions espacer un portrait de Nadar en inventeur de la photo moderne. Car, il a mis en oeuvre l’éclairage artificiel au magnésium qui permit la photo en intérieur, puis sous terre dans les catacombes de Paris. Aussi, il fit la première photo aérienne et, dans son ballon Le Géant, il inventa la cartographie katoptique ou "à vue d’oiseau". Enfin, il favorisa l’envol du plus lourd que l’air, ce qui fit la carrière de Clément Ader.

Pourtant, nous préférons Nadar en portraitiste de génie, quand nous évoquons sa figure primesautière et brillante comme l’éclat dans son oeil. En effet, cet artiste, né caricaturiste et journaliste de Charivari, s’est éclaté dans la prise de vue minimaliste avant l’heure. Puisqu’il a su, enfin, écarter tous les accessoires qui brouillaient le portrait avec son environnement immédiat et surtout avec le regardeur. Le clinquant trop chargé dans le portrait ne brouille-t-il pas sa réception ? Comme les médailles exubérantes des généraux russes savaient détourner notre regard occidental, du caractère animal derrière les sourcils en alerte des missiles d’en face.
Félix Tournachon, dit "Nadar", était de la bohème, parce que le temps l’exigeait. Toutes les têtes bien faites y étaient dans ces couloirs misérables de la fête bohémienne. A la vérité, ce fut le laboratoire du XXe siècle qu’on vit se monter dans les ateliers de peintres et des photographes à Paris. Mieux encore, Nadar ouvrit son atelier à la première exposition impressionniste en 1874, et pour la suite universelle qu’on sait. Il avait l’oeil en somme. Il les connaissait tous, je veux dire les peoples de l’époque, miséreux ou riches d’esprit ou d’argentique. Car, ils se pressèrent tous dans son atelier pour que Nadar tira leur portrait, dans son style si nouveau.

Jugez-en ! Nul décor en simili-orient, nulle toile de fond lourd pour suggérer malhabilement quelque lieu inspiré et irréel. Tout est désormais dépouillé dans la photo de Nadar, hormis le visage et donc le regard du célèbre poseur. L’écrivain ou le créateur et l’homme de science, ne se trouvaient-ils pas un peu bêtes, devant cette mécanique qui n’entend rien à nos inhibitions et qui enregistre tout, même nos pires défauts ? On le devine autant qu’on le voit carrément.

Nadar prenait cinq portraits par jour, et ça défilait comme dans le parc à thème des nouveautés. D’une certaine façon, on peut s’interroger sur la nature un peu hallucinée des regards dans les portraits. Ces personnalités célèbres, n’étaient-elles point en état de stupeur assez favorable, quand elle posaient devant ce nouvel appareil des dévorations ? Regardons le portrait de Delacroix, qui exagère de la surabondante fierté du dandy baudelairien surexposé. Il sait que son image voyagera dans le temps, à l’intact ou à l’identique. Mieux encore, il est malade le jour de la photo, et ça se voit comme une mauvaise humeur d’artiste mal levé. Tout y respire la gravité qui est la vie même, soit l’esprit, la maladie et la mort...

Et c’est peut-être là que réside le génie de Nadar. Il a su photographier l’air autour des personnages. Car l’air circule dans la photo, à la manière des atmosphères tournant autour des natures mortes de Chardin, et qu’elles y sont la vie qui sait animer les murs, les objets et le sujet même. Plus troublant encore, il faut voir la suite des portraits de Baudelaire. On y voit un poète assez normal sinon banal, mais avec un éclat d’étrangeté dans le coin de chaque oeil. Comme si son visage avait été tranché en plein axe, et dès sa conception surnaturelle. D’un côté, on y voit l’âme d’un ange qui ne connaîtrait rien du mal. Et, en conséquence, il paraît dominer tout le malheur des mondes innombrables. Puis en symétrie dans l’autre moitié de son visage, on voit la ténèbre d’un démon insoupçonné qui savait jouer avec les mots qu’il transformait en des mécaniques créatrices d’excès sans limite.

Et, malgré son génie définitif, même Ingres ne pouvait rendre ce que la photographie de Nadar sut ajouter à l’image. Car désormais, nous savons que nous sommes en face de l’homme tel qu’il était. Et donc, nous voyons cet ajout du fluide animique de la vie même qui s’espace depuis les yeux et par une sorte de mandorle ou d’une aura atmosphérique qui dit la personne réelle et historique. Ainsi, la photo est -elle chargée de la présence du sujet comme la statue du saint dans l’église ou dans l’atelier de l’artiste, et tout le reste ne serait qu’accessoire. C’est donc un choc avec l’énergie qu’on dirait suprasensible. Car elle sait transmettre, à l’instar du livre, l’esprit même du sujet. Tant et si bien que l’on est en face de Baudelaire soi-même. Et la lumière depuis son oeil, elle bouge encore et elle nous parlera sans fin de neuves poésies à venir.


Demian West

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