Saturday, July 28, 2007

Le Val-d’Europe ou la cathédrale du Marché




En prenant le RER A à Paris, on commence son voyage vers la cathédrale du Marché ou le Val-d’Europe, qui est le plus grand centre commercial de la région parisienne. C’est un véritable laboratoire de l’architecture du XXIe siècle. Comme toute la nouvelle ville de Marne-la-Vallée est une expérience inouïe qui ouvre Paris par-delà son limes qui la séparait de la province.

La gare RER Val-d’Europe est un chef-d’œuvre de métal lissé qui évoque les glaces kryptoniques de la science-fiction de Superman. On y comprend, dans ce lieu improbable, la nature cristalline de l’esprit qui conçoit des environnements pour l’homme désormais libéré des contraintes de la nature hostile. Dehors, la grande place accueille les voyageurs venus de tous les pays disneyphiles. En fait, on est à Paris, mais un Paris neuf comme du jamais vu, tel un château de cartes d’une nouvelle donne de l’espace et du temps.

La prospective est toute rythmée par des citations antiques. On y voit de nombreuses évocations des colonnes doriques grecques. Simples et massives, elles répondent bien au goût géométrique de notre époque. À Marne-la-Vallée, les architectes du postmodernisme de Ricardo Bofill ont su jouer des influences antiques, et aussi de Palladio, enfin de Ledoux, soit de toutes les manières de combiner les modules du classicisme.

Face à l’entrée du centre commercial du Val-d’Europe, on longe la Médiathèque créée par Huidobro et Chemetov et sa façade aveugle. En face, la magnifique perspective de pierres blanches et ivoirines donne l’impression qu’une plage de sable aux reflets d’azur serait au loin au bout du jour... Quand c’est le Parc Disneyland qui s’y agite et qui donne tous les soirs des feux d’artifices très américains.

Le centre commercial évoque d’emblée le Crystal Palace de Joseph Paxton. Il avait conçu, en 1851, et pour l’Exposition universelle de Londres, un immense palais transparent et inspiré par l’architecture des jardins, des serres. Cette forme architecturale avait l’avantage de distribuer la lumière aussi largement que la couverture était discrète et déjà écologique ou environnementaliste. Composée de lignes du fer assez filaire si évocateur d’un étrange exosquelette, ce palace connut un immense succès international. Au début du XXe siècle, Gropius, l’architecte et designer du Bauhaus, conçut plus avant le mur-rideau. Ce sont ces grandes façades de verre qui devinrent vite la signature de l’architecture de nos villes contemporaines. Aujourd’hui, on assiste au retour d’une architecture néotraditionnelle, qui s’inspire de Haussmann et Baltard, sinon de Eiffel, et des passages couverts parisiens, enfin du New Urbanism des États-Unis.

Quand on entre dans le centre imaginé par les architectes Gund, Taylor et Lobjoy, tout nous paraît aisé et fluent : on est comme aspiré par les puits de lumière - l’architecture des centres commerciaux, principalement aux États-Unis, parvint à achever le programme luministe des cathédrales médiévales. En fait, ces centres marchands sont un peu le véritable laboratoire de l’architecture la plus osée et dans le même temps la plus utile collectivement. Depuis plus d’un siècle, on y décline le principe des puits de lumière où les escalators diffusent les clients et les passants. Et tous sont rassemblés sous la coupole de verre insistante du XIXe siècle. La circulation doit être fluide et, dans le même temps, il faut favoriser le sentiment de bien-être du chaland, qui doit faire circuler l’argent comme il convient.

Le Val-d’Europe est construit selon une progression rythmée de longs promenoirs aussi glissants que lissés par les marbres infinis et riches. Les boutiques rivalisent de touches design pour que le client se sente ici mieux que chez lui, comme dans un rêve cristallin. Il y a même des espaces de salons rondement tournés en des cercles de fauteuils profonds autour d’un pianiste tout à son improvisation. Des enfants se jettent tantôt sur la neige des marbres, qui surfent sur la vague des euros et pour le siècle.

Sous les dômes des verriers, des places sont circonscrites par des bornes d’accès à Internet, aussi nombreuses que des colonnes antiques, dont on sait qu’elles évoquaient les troncs d’arbres de la forêt primitive, puis les troncs qui soutenaient le toit de la hutte de Romulus et Remus, les fondateurs de Rome. La colonne figure l’homme dressé et, aujourd’hui, quelque mât de la communication par le biais des antennes. Dans cette atmosphère qui incite plus à flâner qu’à faire ses courses en poussant un Caddie, on comprend que le sens du Marché se transforme.

Il semble que tout s’entretisse, l’extérieur et l’intérieur, l’intimité d’un chez soi avec les innombrables passants du centre commercial, et finalement l’espace et le temps. Car, autant nous allons vers l’avenir, autant ce sont les formes du passé architectural qui surgissent à nouveau. Et, on ne saurait vraiment douter que l’architecture du XXIe siècle évoquera plus certainement le XIXe siècle. Ne l’oublions pas, le XIXe siècle est désormais au premier rang des nostalgies, que nous laissions auparavant au XVIIIe ; il nous faut manifestement un écart d’un siècle ou deux pour vraiment entrer dans le rêve et l’irréel. Ainsi, l’architecture se décline-t-elle de plus en plus, comme un voyage dans le temps. Et comme le XXe siècle sut résoudre la question de l’espace-temps, notre siècle serait appelé à résoudre la question du temps. Ainsi que la théorie des quantas nous l’annonce tantôt.

Il reste que les concepteurs anticipent déjà des sortes de voyages temporels, dans leur travaux qui modèlent les villes du futur. Ces cités seront d’immenses organismes collectifs sous dômes protecteurs. Il y règnera une atmosphère faite de musiques douces et changeantes, de champs de sensations fragrantes et stimulantes qui sauront maîtriser les contingences du climat hostile. Il n’est pas étonnant que ces expériences aient lieu dans l’aura économique de la sphère Disney. Car dans les parcs à thèmes, et ainsi que l’a démontré Umberto Eco, tout cet art hyperréaliste mène à la domestication de la nature hostile, que la pensée du divertissement veut remplacer par un monde rêvé et fantasmé. Les animaux y sont des automates robotiques. Et tout y est résolument artificiel et de moins en moins naturel.

Ce ne serait pas tant le fait d’une idéologie choisie, mais bien le programme de notre culture globale et des millénaires, qui voudrait maîtriser la nature et rêver enfin de consommer la jouissance infiniment. Les artistes médiévaux avaient construit des cathédrales pour précipiter la descente de la Jérusalem Céleste, qu’ils virent vraiment dans leurs vitraux cristallins. Aujourd’hui, nous consommons cette Jérusalem achevée et descendue, telle la maison de pains d’épices de Hansel et Gretel. Surtout quand nous faisons nos courses avec la famille des insouciants rêveurs de leur plein caddie.

Promenade photographique par Demian West

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