Tuesday, August 28, 2007

Daumier le Parisien à Columbia

Jusqu’au 25 mai 2008, le Musée d’Art et d’Archéologie de Columbia aux Etats-Unis s’ébroue et piaffe dans le Paris du XIXe siècle du grand Honoré Daumier. Il fut un lithographe surabondant et peintre aussi. Enfin, ses bustes caricaturaux des députés de l’Assemblée sont exposés à Orsay toute l’année.

Il s’agit probablement d’un artiste le plus populaire en France, en raison de ses innombrables lithos décrivant les arcanes ombrageux des coutumes du monde de la Justice. Il faut tout de suite préciser que le petit Daumier commença en garçon de course pour un cabinet d’avocats. Et qu’il avait déjà ce don très précis pour l’observation.

Il fréquenta sa société avec une telle assiduité tétanisée, qu’il fit aussitôt de la prison pour avoir caricaturé le roi Louis-Philippe. Et qu’il en prit tout de même pour six mois. Ce qui le guérit profondément de jamais recommencer d’une manière si frontale, en ces temps de la censure venue d’en-haut. Quand elle vient d’en-bas au XXIe siècle des journaux citoyens.

Daumier mit en scène l’escroc Macaire pour dénoncer tous les travers de la société marchande et des services frelatés, aussi de tous négoces des trafiquants d’espérances. On le vit illustrer Balzac forcément. Et avec la veine d’un Rubens qu’il admirait. Et dans les temps de la dictature bourgeoise du second Empire, il inventa Ratapoil qui tirait toutes les malheureuses casseroles de son temps, si propice aux riches et si impitoyable pour les pauvres qu’on pense immanquablement à une sorte d’apartheid souverain.

Daumier lui-même finit dans la misère coutumière des artistes véritables. Si Corot ne lui avait prêté ou offert une maison à Valmondois où il s’est éteint loin de Paris. Il était proche de Millet, ce qui se sent dans sa peinture massive aux teintes luministes presque à la Rembrandt. Et qu’il semble avoir pris ces teintures dans la période dite "visionnaire" de Millet. Aussi, il peignait des pauvres dans des statures de héros, tous pareils aux futurs gueroïs de la Russie soviétique, et toujours selon les critères bien tournés par Millet.

Son plus ardent modèle fut probablement Fragonard et sa touche légère et hâtive, pour dire l’essentiel. Mais Daumier n’était plus dans le XVIIIe siècle des fins plaisirs. Il avait été jeté malgré lui, dans le grand siècle du partage des richesses du monde entre d’une part les bourgeois, et d’autre part le prolétariat ferré dans le labo du grand Marché capitaliste que fut Paris au XIXe siècle.

D’une certaine façon et avant Manet, il sut montrer combien les figures parisiennes tenaient de la noblesse antique dans leurs vêtements noirs et dans leurs contraintes sociales. Et conformément au propos de Baudelaire qui avait bien senti le caractère définitif de la cruauté, que le XIXe siècle avait installée dans les échanges au plein des mégalopoles désormais perdues en roue libre.

Daumier était cet artiste véritable qui n’ajoutait pas du sens à son art descriptif. Au contraire, il a bâti son oeuvre entier tout autour de la description dénonciatrice. Tout comme un auteur littéraire l’aurait fait avec la force primitive et brutaliste des mots. Car ce sont bien des histoires du XIXe siècle que Daumier nous donne à voir. Et mieux que si nous y étions. Puisque nous en comprenons même des éléments qui perdurent encore de nos jours au XXIe siècle. Quand la société du Marché a tout vaincu et qu’elle s’est étendue sur le monde entier et même l’internet.

Demian West

Monday, August 27, 2007

Le style Empire à Boston

Du 21 octobre 2007 au 27 janvier 2008, le Museum of Fine Arts de Boston déroule le tapis pourpre d’une exposition vouée aux "Symboles du pouvoir napoléonien - Et l’art du style Empire de 1800 à 1815". C’est donc du grand velours qu’on nous déroule sur les murs tous vert et or comme les feuilles du plus puissant Robur des monarques alexandrins.

C’est par ce vert que nous commencerons ce voyage pérégrin dans l’Empire. Cette couleur devint une sorte de leitmotiv de fond dans la peinture de David sous la Révolution. On se souvient du Marat assassiné et son fond vert qui relève de l’abstraction décorative et du grandiose dans le moyen format. C’est un emprunt à la peinture anglaise qui jetait son influence considérable dans l’époque néoclassique vouée au duetto passion-raison, qui s’achevait avec la chute de Louis XVI et de la Révolution qui tomba aussi sur le roc Napoléon.

L’Empire venu, il fallait démontrer l’hégémonie dans des signes manifestes venus de l’Antiquité, soit de l’âge d’or. Après les campagnes d’Egypte, l’Europe entière découvrit plus amplement l’art des Pharaons par le biais de la nouvelle science des archéologues que Bonaparte avait invités à ses conquêtes. Puis, on assista à une débauche de décors construits de pyramides et d’obélisques et de sphinges faisant irruption dans la modernité. Les architectes Percier et Fontaine déclinèrent les attributs orientalisants, en des débords d’ajouts sur le style néoclassique le plus rigoureux et puriste.

Dans le mobilier, les meubles créés par la dynastie Jacob évoquent les formes des sièges curules et des appartements romains, sobres et austères du dorique avec des ajouts d’appliques en bronze ou en bois dorés sur l’acajou. On y trouve des abeilles et des ruches indicielles de la communauté des individus ouvrieux et sacrificiels au tout et donc à la nation. Tout exprimait l’ordre par des symboles riches et voluptuaires. Des aigles et des renommées, ou des figures armées de foudres de gloires jupitériennes, assuraient qu’on était en pays d’Empire quasi éternel. Et les oeuvres du peintre David n’évoquèrent plus tant les premières heures de la République romaine, mais un Empire définitif et espacé sur tout le monde connu, jusqu’au limes des barbares extérieurs comme on le dirait des Ténèbres.

Il reste que ce style Empire fut une sorte de préscience formelle d’un autre empire plus industriel qui venait. Les décors en appliques sont devenus un élément de la gabegie bourgeoise quand on découvrit l’aluminium à bon marché sous Napoléon III. En effet, les chaînes de la manufacture, puis de la fabrique, multiplieront ces décors du kitsch, jusqu’au dégoût du manque de goût. Par ailleurs, les premières machines à vapeur de l’industrie seront décorées par de fausses colonnes empruntées aux temples grecs. Ces décors antiques furent bien apposés dessus les machines pour cacher les nouvelles formes mécaniques du nouvel empire libéral et capitaliste. Ces formes des machines étaient supposée laides car mécaniques, de "moechus" soit "débauché".

Aussi, quand nous voyons ces meubles et ce style Empire des années 1800, nous comprenons que leurs formes simples ou géométriques furent déjà des machines ou des mécaniques en soi du pouvoir. En effet, le néoclassicisme a décliné les formes pures platoniciennes que sont le cube, la sphère et la pyramide. Et il se trouve que les machines des temps modernes se sont constituées selon ces même formes, dont l’élégance a été révélée par le design créé au Bauhaus dans les années 1920 en Allemagne.

Cette constitution d’un monde et d’une cité platonicienne presque atlantéenne, c’est-à-dire selon des formes géométriques et paradigmatiques ou philosophiques, sont certainement les plus évidents signes du pouvoir de l’Empire - et des philosophies maçonniques aussi - qui y contribuèrent. Et qu’elles sont toujours actives au XXe siècle si l’on en juge par le grand axe Décumanus à Paris, selon les trois postes que sont la Géode sphérique de la Villette, puis la pyramide du Grand Louvre et enfin le cube immatériel de la Grande Arche de la Défense.

Demian West

Friday, August 24, 2007

Rodin entre Paris et Baltimore

Rodin semble sur un pied de retour massif cet été. En effet, on célèbre son "Rêve japonais" au musée Rodin à Paris. Quand le Baltimore Museum of Art consacre ses salles à ce sculpteur de la démesure.
On se doute que cet artiste était devenu une puissance de la nature et des arts, mais tout par l’effet de l’adversité. Certes, on l’accusa d’avoir carrément moulé l’Âge d’Airain sur un modèle vivant. Et il dut plaider sa cause jusqu’à exhiber le modèle en témoin, pour qu’enfin il confirma que Rodin l’avait représenté de ses mains. Et pour que la critique acceptât son génie michelangelesque. Par ailleurs, on lui colla toutes les étiquettes des perversités dans le dos, qu’il avait large comme la une des gazettes populistes. Ainsi de sa relation amoureuse avec Camille Claudel, qui fut surtout une association d’artistes au maillet. Il est désormais accepté que ces deux monstres ont travaillé d’ensemble sur des projets communs.

Il reste que Rodin s’est bien dégagé de ces théâtres de la cruauté. Car, il a su inventer une sorte de modelage et des bronzes assez évocateurs de la touche picturale. De façon à ce que nul ne put encore prétendre qu’il moulait à vif. Regardez, nul lissé conforme au classicisme académique. On y voit plutôt une accumulation de coup de pouces et de doigts ou d’ongles raboteux qui modelèrent un réseau semblable aux pochades impressionnistes d’un Monet, par exemple. C’est un rendu qui place, dans l’oeuvre, toute la vigueur de l’expression de la vie même, qui est toujours en mouvement.

Toutefois, les problématiques liées à la reproduction des oeuvres sont toujours vives. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les sculpteurs moulaient des parties du corps pour en faire des assemblages, qu’on dirait hyperréalistes aujourd’hui. Et on en vit "l’obscénité", selon le point de vue bourgeois, quand on osa peindre certaines statues de couleur chair. Ainsi, il ne laissait plus de doute que le regardeur se trouvait apposté devant, sinon sous, une femme si dévêtue qu’on ne croyait plus tant à sa divinité, puisqu’aux couleurs trop charnelles.

Par ailleurs, la mode orientalisante sut mettre l’accent sur ce qui était réputé inimitable. Soit le coup de pinceau ou la touche qui est en mouvement, plus ou moins lyrique ou informelle. Et c’est ce qui donna leur modernité inimitable aux oeuvres des impressionnistes, et de Rodin pour les volumes. L’important était de produire une oeuvre singulière. Ainsi que chaque touche ou partie était une manière de signer l’oeuvre en chacune de ses parties. Selon les exigences de l’art romantique qui plaçait le génie individuelle au-dessus du Beau idéal. Et conformément aux pratiques extrême-orientales qui se savaient figer l’instant fugitif et unique. Ce qui donnait l’avantage, en Occident, de fixer la pensée immatérielle du génie dans l’oeuvre unique. L’écriture et les arts plastiques se joignirent ainsi par la gestuelle des signatures plastiques.

Il reste que Rodin sut exploiter ses créations, jusqu’à conserver les moules afin de permettre des reproductions innombrables. Et il laissa même des matrices de sa signature, pour qu’on puisse dupliquer ses oeuvres après sa mort. C’est pourquoi, autant qu’il manifesta au vif son génie individuel dans sa manière si singulière, il permit une sorte de suite mécaniste dans la reproduction de ses oeuvres. Et par un phénomène irréversible qui sut jeter les bases de la problématique warholienne, autour de la réflexion du philosophe Walter Benjamin, et donc de la notion de reproductibilité mécanique de l’oeuvre d’art. Une méthode mécanique dont Benjamin disait qu’elle aliénait l’aura de l’objet unique qu’est l’oeuvre d’art.

C’est donc un artiste qui sut faire un arc du temps considérable, en s’inspirant des Esclaves de Michel-Ange, qui sont les seules oeuvres sculptées inachevées, mais élevées au rang d’oeuvres abouties de l’art ancien. Ils sont au Louvre pris dans leurs blocs de marbre brutal. Et Rodin se tourna vers la modernité, quand il favorisa la multiplication en roue libre des oeuvres d’art, selon un dispositif qui sera largement exploité par la jet-set au XXe siècle.

Et tout pour asseoir la figure de la personne surhumaine du génie, qui crée un monde "artificiel" à partir d’une motte de glaise prélevée à l’atelier même du démiurge adamique des humanités innumérables. Tant et si bien, qu’il n’y a pas tant d’espace entre Rodin et Warhol. C’est si vrai à l’heure du maître-instant, quand quelques bronzes de Rodin figurent comme ajoutés à la liste des victimes de l’attentat du World Trade Center aux Etats-Unis.

Thursday, August 23, 2007

Toulouse-Lautrec artiste de l’instant au Brésil

Il vous reste quelques jours, jusqu’au 26 août, pour fondre sur Sao Paulo au Museu de Arte Assis Chateaubriand, et pour découvrir le cancan diabolique de Toulouse-Lautrec. Chacun le sait, Lautrec était en grande coutume de dépeindre le Paris des fêtes galantes de la bourgeoisie encanaillée dans la bohème des derniers feux du XIXe siècle.
Et tous d’avoir vu tantôt ses mappemondes de prostituées en cages dans les lupanars parisiens où venait s’éjouir le Prince de Galles pour des ententes cordiales plus exquisément déhontées que diplomatiques. Tout ce petit monde, des foraines gens à Paris, fit des oeuvres très rehaussées de coloris flashants posées sur le comptoir des flashes d’alcools profonds, et pour se payer l’absinthe verte et le sucre sur la cuillère en dentelle argentée.

Ce petit grand homme a peint tout ce qui bougeait hors des circuitions de la vie parisienne normale, du jour quoi ! Il a peint les étrangetés de la nuit, du théâtre, aussi des tripots, et de tous lieux inavouables pour tout bon chrétien qui les fréquente par aventure, avec une passion aussi persitante que le rendement du crayon de Lautrec.

L’expo est intitulée L’Artiste de l’instant et c’est bien. Car Lautrec fut probablement le premier à composer un oeuvre global entièrement voué à la séance instantanée. Certes, il était un post-impressionniste. Et donc il avait pris la leçon de Monet et consort. Monet n’avait-il point inventé la pochade qui se peint sur l’instant ?

Ce néanmoins, Lautrec s’est appliqué, avec l’aisance du diable "by the deuce", à dessiner plus qu’à peindre. Et c’est probablement ce qui a donné cette immédiateté du virtuose qu’on peut encore voir sur les esquisses parfaites et si vite abandonnées par milliers sur du carton ou des panneaux de bois brut, sur des toiles de sac de patates, etc.

Il est un fait que le crayon est plus directement en lien avec le cerveau. Depuis la pointe en passant par la main, et jusqu’aux terminaisons obscures des dendrites qui font l’art au-dedans de l’artiste. Le pinceau est plus souple et moins tendu sur le support. Aussi, le pinceau irait-il moins vite que le crayon. Car l’artiste commande la pointe dure ainsi qu’il le ferait de son doigt même. Peut-être est-ce pour cela que Le Titien se mit à peindre avec les doigts, à la fin de son existence quand il sut se lâcher.

Le XIXe siècle est le temps de l’instantanéité. Désormais, les nouvelles étaient diffusées par voie de presse dans la journée. Quand il y fallait des semaines au temps de la Révolution française, pour atteindre la province. L’invention de la photographie avait révélé les mouvements de la course du cheval. Ce que nul dessinateur n’avait su voir et dépeindre avant que le cliché de la chronophotographie de Muybridge avait exposé ses photogrammes, si explicites que précurseurs du cinématographe. Les peintres de chevaux purent enfin dessiner des courses de chevaux en des mouvements vérisimilaires.

Par ailleurs, le monde devenait plus étroit et les styles orientaux parvinrent jusqu’aux ateliers parisiens où ils surent transformer la manière des artistes occidentaux. Ainsi du rôle de la femme dans la peinture, du cadrage abrupt et des coloris vifs.

Tout d’abord, Lautrec s’inspirait des pastels de Degas pour donner à voir l’image bienveillante qu’il cultivait de la femme et du bordel. Car, il y voyait dans ces lieux, outre la jouissance bien conduite par ces geishas à l’accent montmartrois, des savantes poses de femmes habituées à la nudité comme une peau barbare exposée à l’air des regards brûlants. Il est à noter que malgré son alcoolisme militant et bien qu’il fut si adonné à toutes jouissances faciles, Toulouse-Lautrec dessinait invariablement en virtuose, ce qui est le rare.

Aussi, la pertinence stylistique du japonisme stimulait-elle des cadrages qui tranchaient dans le sujet central, selon la pratique de Degas. Enfin, les couleurs criardes étaient posées à grands coups de pastels sans repentirs, droit au but. Le dessin était si sûr qu’il suffisait d’ajouter à l’oeuvre quelque plages de couleurs hâtivement jetées et de laisser le fond ocre du carton en réserve, pour obtenir des plus illuminants chefs-d’oeuvres de l’art mondial en quelques minutes certainement.

Car, ainsi que le disait le sculpteur Michel-Ange, le dessin est la base des arts plastiques. Et, on reconnaîtra que Lautrec en est le maître insurpassable. Comme on le dirait d’un grand seigneur du Shaolin ou du budo, s’ils étaient des arts plastiques à ce qu’on dit tantôt...

Wednesday, August 22, 2007

Du happening à la transe internétique

Depuis les années 1960, tous les arts confondus se montent d’ensemble vers une sorte d’oeuvre collective qui saurait libérer une conjouissance favorable à toute la société. En effet, Allan Kaprow avait inventé le happening pour introduire à nouveau du hasard ou de la fortune dans les actions individuelles, mais surtout collectives.

Ainsi en préalable, il imaginait toujours une sorte de trame comme un scénario en fil conducteur du happening, qui partait vite en fusée. Et cette divagation ou errance était contrôlée par le geste initial ou inaugural qui avait lancé la performance dans une ligne de force thématique. Bien sûr, tout ceci avait été initié auparavant par Dada et par les soirées délirantes du cabaret Voltaire à Zürich au début du XXe siècle. Puis, les choses s’étendirent lors des soirées entre Dada et la suite surréaliste. Quand Eluard faisait le coup de poing sur la scène pour règler des comptes littéraires.

Et avant tous ces entregens, on trouve certainement le concept d’oeuvre d’art globale (Gesamtkunstwerk) chez Wagner qui confondait tous les arts dans l’opéra et dans la vie même. Aussi, il n’est pas si hasardeux qu’il fut entretenu et soutenu par Louis II de Bavière, qui était un esthète plus artiste encore que les artistes mêmes. Et c’est Louis II qui a réalisé le programme de Wagner, en édifiant un monde de châteaux en faux marbres et de porphyres peints, si voluptuaires qu’il l’a payé de sa vie probablement noyée par les mains de l’Etat plus puissant que l’art. Quoi qu’il en soit, vers la fin du XIXe siècle, c’est la figure du génie romantique qui sut emporter toutes les structures rationalistes en art et dans la culture plus vastement, vers une sorte de transe sentimentale et musicale sur le mode pictural.

Kandinsky a créé l’abstraction et, dans le même temps, il l’a ajoutée du concept de la "synthèse des arts". C’est-à-dire d’une idée nouvelle, que tous les arts, depuis la musique jusqu’à la danse, se pourraient être un même concept précipité vers une oeuvre d’art totale, qui serait la vie artistique elle-même. C’est un peu ce que les post-dada et donc Kaprow tentèrent. Ils seraient très long de préciser toutes les étapes de ces manifestations des performances dans le champ social. Mais on en retiendra qu’elles diffusèrent surtout dans la scène rock et théâtrale, ainsi que dans les arts plastiques qui en furent définitivement transformés.

Il reste que la pression exercée par ces activités libératoires, tout du long de décennies, se fait encore sentir aujourd’hui. Car toute cette synthèse des actions artistiques n’a de valeur et de fonction qu’en tant qu’elle sait distribuer et assurer une sorte de transe, qui tiendrait du sentiment et de l’émotion. Soit de l’absorption de l’individu et des mouvements collectifs dans un ailleurs rimbaldien, que chacun peut sentir quand il est submergé par un médium immédiat comme la musique.

Aujourd’hui et par le biais des nouveaux médias internet, on saisit mieux, et de plus en plus, la lourdeur du réel qui fige trop les performances ou les happening au ras du sol si lent et marécageux. Il est clair que lorsqu’on a essayé le net, certains aspects du réel évoqueraient plutôt cet oublieux fleuve de béton qui prend, et dans lequel l’individu tente de nager à contre-courant. Pour exemple remarquable, la misère s’accroche au réel autant que le net distribue des bienfaits for free.

De plus, les mécaniques sociales deviennent si complexes que nul ne saurait plus maîtriser, pour lui seul , la transe pour en extraire la jouissance libératoire. C’est pourquoi, internet s’est imposé comme le nouveau médium de la transe collective, après la télévision. Puisqu’il présente l’avantage de dématérialiser toutes les manifestations des performers. Autant qu’internet leur permet de lâcher si loin les happenings, que les maîtres de la performance y prennent des prises ou des contributeurs par-dessus les continents. Et que la chose peut enfin s’espacer sans la limitation et du temps et de l’espace géographique.

Sur le plan moral ou des moeurs, la relâche se fait aussi pressante. Et c’est une garantie définitive que le happening global se sait partir en vrille comme un avion qui n’aurait plus aucune intention d’atterrir convenablement. Le but ultime de la transe étant de s’abstraire du sol dessous nos pieds et de ses effets de pesanteur, mentale aussi, qui nous rappelle sans cesse notre condition d’homme pris au piège dans un monde qu’il n’a pas construit, pour un temps encore...

C’est donc un peu le programme de Kaprow qui s’est étendu à l’échelle mondiale. Et dans ce fait que la transe internétique semble peu sûre de son issue ou du paysage de cette planète entière qui apparaît doucement. Comme nul ne connaissait l’issue d’un happening collectif, en raison du trop grand nombre d’intervenants libres et de leurs actions libérées.

D’une certaine façon, le lien qui fait ce nouveau monde performé par le média internet, c’est la transe synesthésique. C’est-à-dire que tous les arts, aussi du dialogue et de l’information, sont désormais réunis pour constituer une nouvelle société immatérielle. Et dont chacun détiendrait la première pierre renouvelée chaque matin ou chaque heure, comme on voudra.

C’est un peu comme si l’Arche de la Défense et son cube évidé immatériel annonçait cette civilisation des immatériaux, qui s’envole et performe chaque jour des événements collectifs qui assurent notre transe totale et globale. Et qu’elle libère des jouissances de la vitesse et de la vie intense qu’on ressent uniquement dans cette nouvelle matière plus fluide comme la pensée que nous nommons l"’immatérialité". Finalement, tout ceci est assez proche de la recherche du sentiment de vivre intensément l’instant présent, qui était le maître mot des philosophes et des plus beaux sages antiques.

Demian West

Sunday, August 19, 2007

Rétrospective Turner à Washington

Du 1er octobre au 6 janvier prochain, la National Gallery of Art de Washington met les grands espaces d’une rétrospective mémorable du peintre ultime Joseph Mallord William Turner. Autant prévenir le visiteur, qu’il y aura du grand spectacle, des montagnes humiliées englouties dans la mer.

Car, c’est non moins que le phare alexandrin de la peinture qui s’en va aux States, pour un tour de démonstration qui assure de stimuler de nouvelles générations de peintres néo-romantiques. Certes, on peut voir le plus grand ensemble du travail de Turner à la Tate de Londres. Et sous la formule ferrée de salles qui évoquent un coffre-fort immense qui sait protéger le trésor national de la culture anglaise. Il y fait toujours frais, pour bien préserver les oeuvres. Et au milieu de cette arche cultuelle, on y voit dans une vitrine hyperblindée les vieux pinceaux du maître et sa palette brunie. Et d’autres marques d’une vénération collective qui laisse derrière elle, la vente annuelle des mouchoirs usagés de Mick Jagger ou de Paul Mac Cartney à la plus offrante des groupies. Aussi, on sait la Reine (Dieu la sauve) en grande coutume de détenir les plus grands lopins de l’art mondial et les fameux carnets de Vinci.

Turner, c’est un magicien de la couleur, et un metteur en scène inouï. Il composait ses tableaux comme d’immenses taches suggérant des sentiments qui emportent l’homme, telles des vagues picturales. C’est le romantisme et ses flux qui répondent à la rationalité des temps néo-classiques. De 1750 à 1850, le duetto passion-raison a inspiré les plus grandes oeuvres de la littérature et de la peinture. Et Turner est l’achèvement de cette période.

Il s’est d’abord inspiré longtemps et scrupuleusement des maîtres anciens. Ainsi, qu’il semblait apparemment dépourvu d’aucun style qui lui fut propre. Et passé la trentaine, il dut quand même s’y mettre, et trouver sa griffe du jeune lion Britannicus. Ce qu’il ne réussit pas trop mal. Puisqu’il avait, désormais, toutes les inspirations à disposition dans sa boutique de son métier, après ses reprises virtuoses du meilleur chez les autres.

On suppose qu’il faut recevoir ses grandes oeuvres de loin et dans la face, comme une vague orgasmique qui gicle par-dessus le pont. Toutefois, l’étude rapprochée des oeuvres emporte un autre secret inestimé. Oui, on voit bien que les grandes envolées sont composées d’infinies suites de petits coups de pinceaux entretissés. Tout y est donc mené par une pensée qui conçoit une sorte de piège pour l’esprit et nos sens confondus. Ce ne sont pas de grands coups de pinceaux vifs qui font le tableau. Mais des petites pointes successives, et pensées l’une après l’autre. Et qu’elles donnent cette illusion de grandes masses cohérentes et sans fragmentation. Ce qui est une prouesse inégalée.

On se souvient de John Martin the Mad qui fut un peintre romantique victorien. Il a peint de grandes toiles évoquant des cataclysmes ou des apocalypses pour les temps futurs qui sont les nôtres. Parcourues par des peuples pérégrins semblables aux figures très antiques. Tout ceci est si biblique que déjà du cinématographe. Ce néanmoins, Turner était plus subtil que ces grandes machines grandiloquentes, mais bien foutues tout de même. On retiendra que Turner usait d’une perspective intuitive. C’est-à-dire que la vision devait rendre ce que l’esprit concevait, et donc moins les repères écrasants et désenchanteurs du réel. Tant et si bien, que Turner annonçait déjà les déformations de l’expressionnisme. Aussi, il fut le grand précurseur de l’impressionnisme. Puisque Monet alla directement à sa source londonienne pour mijoter son coup des avant-gardes parisiennes.

On sera surpris d’apprécier combien Turner négligea la figure humaine. En fait, il usait de quelques motifs vaguement anthropomorphes qu’il plaçait parcimonieusement pour suggérer une échelle. Car, plus il voulait du sublime, plus il devait écraser la figure du promeneur. Afin de l’isoler dans cette nature qui le dépasse. Enfin, il savait poser la couleur en des tourbillons de chocs si primaires, de bleu, de jaune, et du rouge avec un peu de noir, qui ont gardé tout leur éclat brutal et doux à la fois, et qu’ils font encore tourner la toile comme un flux vivant. Turner c’est la grande affaire de la peinture qui tourne encore...

Demian West

Saturday, August 18, 2007

Monet Inconnu au Clark Institute à Williamstown

Jusqu’au 16 septembre à Williamstown aux Etats-Unis, le Sterling & Francine Clarck Art Institute nous propose une exposition fracassante de révélation à propos du "Monet inconnu". En effet, les oeuvres exposées s’éloignent des sempiternelles huiles, peut-être un peu trop connues puisqu’elles sont tellement appréciées par le public. Ces oeuvres "mondiales" ne sont-elles point un genre international, et hors du comput du temps, qui fut mis comme en orbite des critiques tous définitivement vaincus depuis plus d’un siècle.

Il reste que beaucoup d’aspects de la création des grands hommes sont souvent occultés. Au profit de la légende qui se doit d’être simpliste pour mieux frapper l’opinion et la mémoire des foules, qui se pressent au musée pour y voir ce qu’elles savent y trouver en pays connu. Ainsi, le Clark Institute a rassemblé un nouveau jour des pastels et des carnets de croquis de Monet. On y découvre un artiste qui serait le plus moderne qui soit, encore de nos jours. Ce qui surprend au premier jet de regard, c’est la virtuosité mais aussi l’impromptu dans ces carnets.

Et cette maîtrise paraît si vite jetée sur les petites feuilles ivoirines des carnets, qu’on y sent une science de la composition jamais vue auparavant. C’est un peu comme si Monet avait eu la prescience du cadrage plus cinématographique que photographique. Bien sûr, il était nourri du nouvel art de la camera obscura depuis les années 1930. Mais, les suites de prises de vues crayonnées semblent proposer une forme de l’image en mouvement, et assez proche du "story board". Ce qui n’est pas étonnant pour ce capteur du réel que fut Monet.

Ce qui surprend aussi, c’est la grande économie de moyens, qui favorise une composition implacable. Nul détail ne vient détourner le regard et la pensée de la composition organisée et régulée par le trait unique et parcimonieux. Comme si l’urgence et le jet furtif assuraient la fraîcheur de l’intemporel, mais immédiat puisque c’est Monet. La couleur vient ensuite habiter ces propositions de cloisonnés déjà si proches de l’abstraction. On ne s’étonne guère que Kandinsky ait reçu la révélation prophétique de l’abstraction devant les Meules de Monet.

Dans ces esquisses des carnets de Monet, le japonisme éclate comme dans les oeuvres de Van Gogh et de Gauguin, et des graphistes fauves de la lionnerie post-impressionniste. C’est un effet de l’ouverture de l’Occident à cet art des estampes de Hokusai. Mais dans le même temps, on y voit bien une science de la composition qui se sait continuer l’oeuvre des classiques et des académiciens. Dont Henner qui fut le seul à soutenir les impressionnistes. A la vérité, Henner s’appliquait à construire ses oeuvres académiques en de belles masses et des couleurs suggérant ces masses, qui fixaient le tableau comme une construction solide et bien stable et forcément agréable à l’oeil.

Ainsi, ce n’est pas tant une révolution abrupte et absolue que Monet aurait provoquée. Mais plutôt, une suite naturelle à l’art dans sa progression en flux et reflux, tout du long des siècles. Mieux encore, en voyant ces esquisses, on ne doute plus des témoignages des contemporains qui assistèrent à des séances de peintures par Monet, mais dans son atelier. Quand il peignait la série de la Cathédrale de Rouen, que la tradition impressionniste disait peinte sur le motif et en une séance par toile. Pourtant dans les toiles de cette série, la couche picturale y est tellement épaisse et torturée (de rajouts successifs sur des couches déjà sèches), que la pochade ou la séance unique semble improbable. Et des témoignages affirmaient avoir vu Monet reprendre ces toiles en série et bien après la pose pleinairiste, c’est-à-dire dans son atelier. Il n’y avait donc pas tant de spontanéité, mais plutôt un grand art et une science à la pointe de la tradition des siècles contendus. Et tout derrière ou en apprêt de cette pratique qui est, en fait, illusionniste.

Car en fait, Monet travaillait si virtuosement qu’il parvint, à force d’exercices visuels et de pratique picturale, à donner l’impression d’un travail hâtif et aussi digne de l’instant photographique en couleur. Tant et si bien qu’on comprend à quel degré un artiste, pris dans son temps, ne saurait vraiment échapper à l’air du temps et donc aux standard de communications communs à tous ses contemporains. Et le rôle du génie qui, certes, amène les standard des nouveaux temps, se mesure aussi à la façon et à la force qu’il met pour nous les donner à voir, par toutes voies illusionnistes. Finalement, les artifices de l’art savent seuls nous amuser et donc nous rendre la vie assez immatérielle, pour qu’on puisse y rêver amplement et trouver le fun.

Demian West

Consulter les carnets de croquis ici :

http://www.clarkart.edu/exhibitions/monet/content/home.cfm

Friday, August 17, 2007

Cy Twombly baisé par Rindy Sam

Dans la rubrique des scandales, et plus intimement dans la salle des pas perdus des arts contemporains, nous avons tous entendu ce flot de paroles surgies autour de l’artiste Rindy Sam qui a osé embrasser un tableau blanc de Cy Twombly. Depuis quelques jours, les débats sont ouverts entre le tribunal et la presse spécialisée. Et tout au bout de la table de la nappe blanche des polissonneries, il y a le public qui se marre.

En effet, il est de bonne conversation avec sa concierge de ne plus évoquer le temps pourri qu’il fait en août. Pour aussitôt en mettre une nouvelle couche de blanc aveuglé sur l’art contemporain qui nous prend tous pour des vandales. Du moins dès qu’on ose l’embrasser dans un coin de sa toile. On notera que, pour cet art des musées trop lissés, il n’est même plus question... de questionner l’art. Dans le sérail, on sait depuis des lustres que l’art contemporain aime à paraître énigmatique, fermé, mystérieux, en un mot : inaccessible. On évoque même (tenez-vous bien au pinceau nous retirons l’échelle) : de l’art contemporain et de son "non-public". C’est un lieu commun de l’art d’aujourd’hui, tout comme je vous le dis.

On attend naturellement des vamps du cinématographe qu’elles se défilent toujours au seuil de la chambre à coucher, qui est quand même le lieu de l’art. En art contemporain, c’est tout pareil. Les arts actuels adorent être aimés, pour disparaître aussitôt qu’on prononce le terme "art". Car ce qu’on retient de l’affaire, c’est qu’une femme belle et séduisante n’a pu se retenir de baiser la surface d’une oeuvre, qui est une manifestation de l’artiste. Et donc le tableau, qui est un peu de l’artiste lui-même, aurait été violenté par cette femme, mais assez doucement comme le lait ou le miel. On le reconnaîtra si aisément qu’on l’envie même. D’ailleurs, on n’a pas constaté de trace de violences dans le rouge qui est mis. Pourtant, l’auteur Cy Twombly se dit terrassé par cet outrage. Et que pis encore, il parle de "viol". On comprendra qu’il n’aime pas tant les manifestations de la love. Ce qui est une sorte d’émasculation de l’art par lui-même, sinon de l’auteur étrangement absent. On ne voit que le commissaire de l’exposition et ses banquiers dans l’ombre derrière.

Et tout ceci fleure lourdement le bon vieux coup de pub réciproque qui se terminera vraisemblablement au banquet de la Gazette des tribunaux. Là, où toutes les affaires s’arrangent autour d’un verre. Ce qui est un comble pour une affaire de rouge sur fond blanc.

A la vérité, on a traîné cette jeune femme devant le tribunal, et pour un seul baiser. Et tout ceci se passe en France chrétienne à l’autre bout de la Chine et de ses talibans exterminateurs de baisers à la Doisneau. Certes, Rindy Sam est un peintre et pas très bon, même pas bon du tout. Elle nous pardonnera nos critères trop gravés à l’acide des concours. Mais alors, quel geste duchampien ! Puisque ce qu’elle a fait, toutes les avant-gardes du premier XXe siècle l’ont tenté et enseigné. Tout d’abord, il faut provoquer la manifestation quasi psychanalytique du propre déni d’art des académies, par les académiciens eux-mêmes si installés que stérilisants. Ensuite, il serait utile de démontrer le caractère répressif d’un art de quasi prêtres voués au célibat d’avec leur public, bien détranché de la scène du lit. Jusqu’à ce que Rindy Sam sut introduire à nouveau la vie ou de la spontanéité dans la scène artistique. Tout comme Dada, Fluxus et Kaprow le créateur du happening le firent en leur temps.

Et ce n’est pas étonnant, à notre époque, que des personnes, non issues du milieu des arts picturaux, s’expriment enfin par des performances spontanées ou préparées qui semblent plus de l’art contemporain que l’art des musées qui est blanc comme intouchable. On pense aux actions des néo-écologistes, comme la très fameuse et turbulente Zara Whites qui s’est exposée quasiment nue ou simplement vêtue de signes de boucheries sur son corps. Dans ce qui parut un véritable happening de profanation de la rue en Hollande et du Marché international aux bestiaux dépecés. C’est-à-dire, en des actions d’Agit Prop des nouvelles avant-gardes, qui sont en tous points conformes aux critères des arts contemporains.

Le pire est que Rindy Sam est désignée par la presse comme réputée coupable. Quand elle est surtout "coupable" d’avoir bien senti l’appel que Cy Twombly a posé lui-même sur cette toile, si blanche qu’elle demandait une marque indicielle pour enfin l’animer d’une vie contingente. Et cette affaire exprimerait presque qu’un acte vif ou qu’un simple baiser pourrait basculer toute la sphère d’un art devenu trop polaire. Si polaire qu’il ne reconnaît plus l’effet qu’il fait sur le public qui l’aime.

Il y a fort à parier, que Rindy Sam tienne là une excellente occasion du skandalon pour se tailler sa place au soleil dans le monde des arts, mais certainement avec l’assistance d’une bonne communication et d’un avocat télégénique. Quant à Twombly qui n’était pas si connu en France, désormais il l’est ! Et par le biais de ce baiser qui lui donne plus qu’il lui prend.

Demian West

Tuesday, August 14, 2007

Hyperréalisme de Estes au musée Thyssen-Bornemisza à Madrid

Jusqu’au 16 septembre à Madrid, le musée Thyssen-Bornemisza est aux couleurs de l’hyperréalisme du plus somptueux Richard Estes. C’est un artiste inscrit dans un courant de l’art qui explosa littéralement les grandes biennales en 1972. D’autant que Dali l’avait soutenu, puisqu’il peignait lui-même en reprenant des photos à l’identique.

Le principe de l’hyperréalisme est qu’il se veut une transcription rigoureuse de la syntaxe photographique, sinon de la photographie brutale telle quelle. C’est donc une sorte de copié-collé, mais peint à la main. Ce qui ne devrait présenter aucun intérêt a priori. Car, on en exclurait toute marque du "painterly" soit du pictural.

Richard Estes est un des maîtres majeurs de cette école. J’ajoute qu’il était très admiré par Marguerite Yourcenar. Ses toiles nous montrent la vie new-yorkaise, dans tous ses bons lieux et en bien d’autres occasions qu’on penserait plus souillées. Pourtant, le style de cet artiste ne peut se résoudre à montrer les détritus ou des déchets qu’on voit solidement traîner sur le bitume de l’Amérique à son gaspillage. Tout y est propre, les fleurs accumulées chez le fleuriste, des voitures et des fenêtres se renvoyant des reflets symétriques à la rue, dont on entend presque les sons qui tintent et cornent dans le vide de la toile photoréaliste.

Toutefois, on l’a dit, nul rebus ou tache ne viendrait à rompre les surbrillances des cabines téléphoniques irruptives de leurs reflets d’exocets furtifs. Le peintre Estes est très habile. Car, son "painterly" résiduel et griffé semble plus propre encore, dans ses petits essais vite jetés et très stylés d’une manière assez parisienne. Et l’on pense du coup, que cette Amérique des années 1970, c’est notre Paris de Nowadays qui se défonce à la Défense. Pour ma part, j’apprécie plus encore les tableaux de Estes qui sont des flâneries dans Paris, et souvent sur un mode repris de la peinture métaphysique de Chirico. C’est-à-dire, que ces toiles de grand format s’espacent sans la présence d’individus postés ou en marche. On ne voit des personnes utiles, que par le biais des reflets métallisés ou dans les grands verres, qui savent briser leur intégrité d’occupants de la toile.

Il y eut toute une génération de peintres hyperréalistes qui essaimèrent jusqu’en Italie et en France avec Monory, et jusqu’au Japon. Ce fut un style international qui annonça la révolution des logiciels tels Photoshop, qui achevèrent toute compétition vers le plus vrai que vrai. Il faut se souvenir que dans l’Antiquité grecque les peintres tenaient régulièrement des joutes artistiques, pour exceller dans la représentation illusionniste du réel. Il ne reste rien de ces oeuvres qui étaient trop fragiles et peintes à la cire. Toutefois, les historiens ont rapporté les exploits picturaux de Zeuxis qui peignit des raisins qui en dirent aux pigeons. Quand son rival Praxeas avait peint un rideau qui sut tromper Zeuxis lui-même.

Pourtant, tout ceci n’est qu’illusionnisme pour l’esprit. Puisque, si l’on prend une photographie de chacun de nos hyperréalistes contemporains. Et si l’on compare ces peintures entre elles, on remarque immanquablement que la main ajoute du style et donc de l’art, à ce qui se voulait d’abord impersonnel et au dernier degré. Ce qui veut dire, que le regard interprète naturellement et quoi qu’il puisse arriver ou se produire de si réel ou réaliste. Et que la peinture, qui prétend à représenter le réel, le représente au travers des lentilles de nos yeux qui sont des invaginations de notre cerveau. Comme si toute la réalité n’était qu’un songe magnifique ou la monstrueuse merveille révélée par le drame shakespearien.

L’homme ne peut donc être réduit en une sorte de machine à peindre sans âme ajoutée, soit sans art entretissé. C’est une fin paradoxale de ce mouvement, qui prit, à mesure qu’il se spécialisait, des formes de plus en plus abstraites et, paradoxalement, germées dans le réalisme à outrance. Aussi, les oeuvres de Estes ont-elles cette qualité de la plus grande rigueur géométrique. Et que l’on avait grande coutume de voir plutôt dans l’abstraction philosophique du suprématisme de Malévitch et des constructivistes russes au début du XXe siècle, par exemple. De la même façon, ces paradoxes du réalisme ont su pousser la réflexion autour du réalisme d’apparence. Nous parlons du "schijnrealism" des Flamands du XVIIe siècle, dont on sait aujourd’hui que son hyperréalité était un discours très symbolique et donc éminemment abstrait, autant que des pensées peintes.

C’est ainsi que l’hyperréalisme vira doucement vers le superréalisme qui n’était pas si loin du plus vrai que le réel, et donc du surréalisme très cultivé de la méthode paranoïaque critique de Dali. Où l’étrange fait irruption dans la couche infra-mince de la réalité d’une surface sise entre les deux termes définitifs que sont la naissance et la mort ou le maître instant de La Vida es sueno du baroque Calderon de la Barca.

Demian West

Fragonard au musée Jacquemart-André

Du 3 octobre jusqu’au 13 janvier à Paris, le musée Jacquemart-André érotise ses cimaises en y accrochant les tableaux rococo de Jean-Honoré Fragonard. C’est un géant de la peinture du XVIIIe siècle, d’avant la Révolution française. Mais, dans une peinture aux allures intimistes si fécondes en menus plaisirs, au bout du pinceau.

Après la mort de Louis XIV, toute la société curialiste versaillaise se relâcha légitimement dans des moeurs libertines. Car, le vieux monarque alexandrin avait trop versé dans la bigoterie extrême. Ce qui fichait une sacrée contrainte à toutes heures de la journée, trop règlement de la chapelle royale. Tant et si bien, qu’après ces lueurs vespérales jusqu’à la tombale, les buissons de Versailles accueillirent tant qu’ils le purent des scènes d’alcôves, qu’on appelait des "chambres vertes".

Fragonard sut monter cet art de la chambre à coucher en un art officieux d’Etat. Car, Louis XV et Louis XVI favorisèrent les petites fêtes galantes dans les appartements. C’est-à-dire, dans les petites pièces dérobées et bien cachées aux paliers de petits escaliers entre-ouverts à quelques élus. Là, le soir, le roi se réfugiait en bonne compagnie, et tantôt ça se finissait un peu en des joutes assez charnelles de compétitions plus intimistes que les jeux de cartes et du pharaon. Les pamphlets révolutionnaires en ont assez parlé, pour qu’on imagine le pire de ces délices réservés. D’autant qu’on sait perpétuer de pareilles cérémonies intimistes, aujourd’hui.

Les artistes de la sphère gouvernante ont toujours su servir leurs princes et leurs mécènes, en les assistant dans les représentations de leurs fantasmes qui savent aiguiser plus encore le désir et l’appétit sexuel aux allures de conquêtes. Tout pour conserver la forme de ces grands conquérants toujours postés aux frontières du sexe. Les artistes de la renaissance se sont répandus en des dessins singulièrement libidineux, qui étaient censés exhumer les rites et les mystères de la Domus Aurea de Néron, aussi des lupanars romains de la louve. Ce qui était tout pareil.

Au XIXe siècle, quand Turner disparut, son théoricien et le plus sûr garant de sa mémoire victorienne, le poète Ruskin découvrit des liasses de carnets tous voués aux plus libérés dessins érotiques, carrément porno et pas soft du tout. Il mit le tout au feu, de peur qu’on soupçonna Turner d’aimer les femmes. Ce qui ne se faisait pas dans l’ère victorienne, ni même aujourd’hui depuis Buckingham Palace jusqu’aux magasins Harrod’s de la clanique Al Fayed. C’est tout juste si l’on remarque quelques affiches du porno soft dans la rue ou dans le métro. Non ! tout ceci est un leurre.

Il reste quelques dessins érotiques de Turner du meilleur goût, qui décorneraient le Minautore lui-même. Et l’on comprend la qualité et la frénétique sexualité qui liait ses carnets érotiques en guise de témoignages vifs de la vie intime des peintres, qui sont tous très assoiffés de sensualité. C’est donc une perte aussi terrible, que si l’on avait gratté la grotte de Lascaux au papier de verre à gros grains de silice, pour la rendre plus propre et plus convenable pour les visiteurs des ligues de tout et de n’importe quoi. Et c’est le grand penseur Ruskin qui assume encore ce vandalisme éternel.

A la fin du XIXe siècle, Klimt dessinait des femmes qui se donnaient du plaisir devant lui. En des poses mazettes renversantes ! Et ces esquisses sont communément admises comme des barils de poudre à ne pas mettre entre toutes les mains, surtout féminines. Comme on interdit aux jeunes femmes de la gentry qu’elles montent à cheval, pour ne pas les inciter à prendre goût à des exercices et frottements de leurs parties les plus doucement déhontées.

Toute cette culture, de l’interdit suivi du relâchement libératoire, est le lien qui fait cette tradition bien ancrée dans la peinture rococo d’un Fragonard. Quand il peignait des petits morceaux de virtuosité érotique. On y voit Le Feu aux poudres qui sait ravager le mont de Vénus d’une blandice, qui tient tout par les lèvres du volcan ouvert en son centre. Et mieux encore, Les Heureux Hasards de l’escarpolette semblent nous renvoyer à la fameuse scène du Basic Instinct 1. Quand la sympathique et sémillante Sharon Stone sait mener l’interrogatoire et l’entregent policier, depuis son infra-bouche dans son entrecuisse bellement écarté.

Cette peinture savante, de la scientia sexualis ou de l’art d’aimer, offre cet étonnant avantage qu’elle sait proposer un diagnostic de nos capacités au désir puis au plaisir. Si ces tableaux provoquaient en vous un effet de repoussoir, il y aurait fort à parier que vous devriez aussitôt vous administrer un pharmakon que la nature a mis en magasin dans nos organes génésiques. Et que l’organe le plus puissant de cette pharmacie est notre cerveau, qui sait faire ces images qui garantissent notre bonne santé. Du moins, c’est le conseil sexologique que la critique vous donne gracieusement...

Demian West

Monday, August 13, 2007

Marc Chagall à la Fondation Gianadda en Suisse

Jusqu’au 19 novembre, la Fondation Pierre Gianadda, à Martigny en Suisse, présente le parcours très singulier du plus surréel des peintres russes. En effet, le sentiment, qui naît au contact immédiat ou régulier des oeuvres de Marc Chagall, provoque une sorte d’hésitation pendulaire qui nous poste habilement entre la peinture et la poésie manifeste.

Chacun des visiteurs d’une exposition est en droit de se poser le peintre en objet devant soi. Interrogeons donc le peintre par le biais de son oeuvre. Chagall représente des rêves assez amoureux et, dans le même temps, il y place toutes les géographies des souvenirs ou de la tradition juive, pour le coup.

En conséquence, sa peinture est manifestée comme une mémoire individuelle et collective. Dans une expression de la nostalgie en cherche des moments heureux, qui sont parfois des moments que nous pensions, faussement, assez malheureux. C’est pourquoi, la misère dans ces oeuvres narratives est souvent teintée des fulgures de bleu ou des ors surabondants dans les toiles plaisantes de Marc Chagall.

C’est qu’il a beaucoup voyagé entre Vitebsk, Saint-Pétersbourg et la France et les Etats-Unis. Et plus vivement encore, il a dansé entre Bella Rosenfeld et d’autres femmes qui devinrent les yeux mêmes de sa peinture. Ne sont-elles point les plus précieux et rares motifs de peindre. Dans son oeuvre, des gens un peu paysans volent et leur bétail aussi. Tout est à l’envers, et tout est empreint de l’errance des paumés qui auraient tout raté même la pesanteur de Newton. S’il n’y avait la peinture ou ce cinoche qui sait tout sublimer. Et qu’on l’appelle tantôt la faculté de rêver...

Au début du XXe siècle, Chagall était bien installé dans l’avant-garde russe et au plus haut siège des commissariats des beaux-arts dans la Russie des Soviets. Mais, l’histoire le retint surtout comme le doppelgänger de Kandinsky qui a su mieux tout emporter du prestige de ces temps nouveaux. Chagall fut plus discret et le travailleur infatigable du pinceau, et moins de la théorie. En bon orfèvre ouvrieux, il était trop attaché à la représentation d’un cycle narratif villageois. Il était comme nous tous, qui aimons toujours à nous centrer autour de notre clocher, qui est notre mesure du temps et de l’espace.

Aussi Chagall parvint-il à force de discrétion laborieuse, à entretenir sa pratique picturale qui manifesta son propos vastement poétique. Et donc, il en conçut une poésie visuelle qu’il faut savoir approcher naïvement, pour la goûter sans trop de recul. On y entre sans y chercher trop loin des symboliques souvent fantasiées et outrancières. D’aucuns critiques ne les cherchent-ils pas dans leur bibliothèque sous la main, plutôt que dans les oeuvres mêmes.

Nous voulons dire que, dans les oeuvres naïves, les sentiments au vif seraient souvent éveillés dans le regardeur, par les flux colorés eux-mêmes assez brutaux ou francs. Plutôt que ces sentiments seraient conduits par les figures représentées. Ainsi, comme on ose un franc-parler, Chagall et Van Gogh osèrent aussi une sorte de franc-peindre de la couleur simple directe et puissante, en un mot : primaire.

Et c’est ce que nous retenons de l’art de Chagall, qu’il semble assez parent de celui de Van Gogh. Ces deux peintres nous disent que la vue ou la vision est un sens comme le toucher, qui sait générer des flux tournevirants ou des "thunderbolts" qu’on pourrait nommer des sentiments. Et qu’ils peuvent faire basculer des vies dans l’ailleurs, par le dépassement amoureux, ou par la grande réflexion sur le temps qui passe. Quand tous les souvenirs restent étampés sur le fond d’oeil, et dans la mémoire des visages aimés ou aimants disparus.

C’est une peinture simple qui resta et qui grandit, dans les bas-côtés des grands flux parliers des théories artistiques qui firent le siècle. Et qu’elle insista plus encore en dépit des accusations d’"art dégénéré" par qui vous savez. Mieux encore, c’est la modernité brutale et écrasante qui sut accentuer, paradoxalement, ce potentiel nostalgique dans cette peinture si différente. Ce qui veut dire cette leçon de Chagall. Que celui qui peindrait sans se préoccuper de ce que la foule ou les élites en diraient, s’il est sincère, il parviendra toujours à se faire entendre au milieu du plus buissonnant concert des "granditeux" rabelaisiens.

Cette peinture de Chagall est donc poétique, non pas pour les quelques bluettes savantes et légères qu’on y voit. Mais pour la raison suffisante qu’elle sait transfigurer le malheur et la misère en un bonheur de vivre et d’avoir vécu le film de sa vie.

Demian West

Friday, August 10, 2007

Mécanisation et Végétarisme




A la suite de la très informative interview de Zara Whites par Franck Michel le 31 juillet sur Agoravox, je me permets de tenter quelque approche qui ferait épaule à son discours en faveur du végétarisme progressif. En effet, nul ne saurait encore ignorer les contraintes que la production mondiale de viande impose à notre environnement, qui en devient paradoxalement comme exsangue de tout ce sang qu’il faut nourrir avec des céréales, qui seraient bien plus utiles ailleurs et pour d’autres estomacs plus humains.

Avant et pendant le XIXe siècle, la population mondiale mangeait rarement de la viande. Ainsi, les paysans en France s’autorisaient-ils un plat de viande, un seul jour par semaine. Et on reconnaîtra aisément qu’il faut assurément de la force physique, pour bien guider un labour et l’ensemble des travaux de la ferme. Aux Etats-Unis, le plus grand abattoir de bêtes était installé à Chicago, au centre stratégique du pays habité. Et tous les troupeaux venaient depuis tous les Etats américains, pour y être transformés en alimentation carnée. Il va de soi, que cette immense ville, en sorte de méga-boucherie, finit par négliger l’hygiène et les conditions de cette transformation violente. Car la chose s’étendait et se précipitait dans le désordre, par la force de la centralisation et de la spécialisation géographique de Chicago.

Toutefois, ainsi que le démontre l’historien S. Giedion dans La Mécanisation au pouvoir, c’est un autre élément qui fit basculer toute la société dans cette industrie qui partit en roue libre. La mécanisation des processus de fabrication de la viande fut mise en oeuvre par la construction du chemin de fer. Désormais, on tranporta les troupeaux par le biais du rail rectiligne, ce qui précipita encore le mouvement. Et donc, il y eut surabondance de matière première à traiter. Et tout s’emballa. Certains politiques, plus empressés encore, et très en lien avec l’indutrie du métal, imposèrent la mécanisation de toute la chaîne de transformation de la viande. Ainsi, à Chicago, et selon les principes de Winslow Taylor en 1880, on inventa le travail moderne qui consiste en l’automatisation des tâches, par le biais des machines et par la fragmentation des tâches. Et tout pour précipiter le cycle de l’offre et de la demande selon le principe du marché capitaliste.

A l’autre bord de la chaîne en demande, l’exode rural mena les paysans à venir en ville près des usines où l’on transformait le fer puis l’acier. Et donc, dans des conditions de vie qui allaient se transformer. Les ouvriers vivaient dans des habitations misérables et peu favorables à la constitution d’une bonne santé. Aussi, ils travaillaient le fer et dans des métiers de force. Comme ces ouvriers qui devaient riveter à chaud tous les rivets de la tour Eiffel, et d’autres travaillers les hauts fourneaux. Ainsi, on sut convaincre ces travailleurs qu’il leur fallait une alimentation carnée plus souvent, ou chaque jour. Et par là-même, on les maintenait dans des conditions de dépendance pécuniaire. Puisque le paysan, malgré ses faibles revenus, restait assez indépendant par son autarcie alimentaire dans sa ferme.

C’est de cette façon, que la culture de l’alimentation carnée a remplacé une alimentation plus équilibrée et moins exigeante en dépendances. Et les conséquences de ces choix de structures sociales viennent à apparaître aujourd’hui, après à peine un siècle de dévoration sans limite. Le taylorisme et la mécanisation du travail ont induit l’homme machine résolument et malicieusement dénoncé par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes en 1935. Selon la mécanisation tayloriste et son mode militaire, l’homme fut transformé en élément ou rouage de la mégamachine sociale (Lewis Mumford). Par ailleurs, on exigea qu’il devienne assez transparent comme une pièce de la fabrica de l’homme contemporain. Soit un organe de l’"homme de verre" ou "en écorché" que le pavillon de l’Allemagne présenta lors de l’Exposition universelle de 1937. Cette représentation de l’homme transparent signifiait explicitement que chaque individu devait être posté entièrement dévoilé devant le régime, afin que le maître des hommes-machines puisse tout voir en lui. C’est donc l’ordre qui fut diffusé par les régimes contraignants européens des années 30. Et le nazisme voulut inscrire l’individu et la masse dans sa mécanisation de la société, mais tout vers la guerre et vers le sacrifice de chacun pour le bien commun de l’industrie de la mort.

Cependant, depuis la Première Guerre mondiale, Dada donnait à voir des écorchés dans ses oeuvres et collages photographiques, mais pour dénoncer ce dévoilement de l’homme en tant que chair écorchée, chair à canon à des fins de servilité et d’obéissance aux dominations autoritaires.

Toutefois, Dada ne put arrêter, à temps, le mouvement de la mécanisation. Et donc, il restait aux régimes contraignants à désigner un bouc émissaire dans la population, pour en rationaliser automatiquement l’extermination, par le moyen des dispositifs précédemment mis en oeuvre à Chicago. On le sait amplement, la dictature usa du rassemblement et du transport par le biais des voies ferrés. Aussi, elle versa dans l’optimisation du temps de l’abattage et des transformations des corps en vue de leur utilisation à des fins de consommation. La graisse des corps ne fut-elle point transformée en savon ? Et tout selon cette chaîne de la mécanisation insensible, et pour le seul avantage de la cruauté et du déni d’empathie, soit le "Todestrieb" ou pulsion de mort déterminée par Freud. Il reste à dire que toute la population conditionnée considérait et diffusait que cette mécanisation avait une fonction non seulement utile mais quasiment nécessaire, et sans jamais le moindre égard pour les souffrances manifestes.

Bien sûr, notre essai de démonstration ne veut pas dire que l’individu éreinté, qui consomme son bout-de-gras à la pause urgente, serait un tortionnaire en puissance. La mécanisation est plus subtile, puisqu’elle a su se diffuser dans tous les rouages de la fabrique de l’homme contemporain. Comme si la cruauté était une valeur résiduelle qui devait assurer l’insensible obéissance de l’individu aux ordres cyniques vastement diffusés par les médias publics, autant qu’intimistes. Puisqu’ils diffusent leur agit-prop, jusque dans les cantines et les rayons de supermarchés, par lesquels chacun doit forcément passer par la nécessité de son ventre qui crie comme une horloge très remontée contre les heures fixes. Et il est particulièrement signifiant que la non-consommation de viande soit si vastement stigmatisée, comme une manifestation subversive contre tout l’édifice social. Quand le végétarisme est simplement le respect de la vie sous toutes ses formes, et mis en pratique. Ce qui est tout sauf sectaire et manifestement peu propice aux violences.

Pour autant, la mentalité contemporaine et les Instances qui la façonnent ont fait du végétarisme un indice étrange et paradoxal d’appartenance à des crypto sectes ou à des entreprises de désinformations qui avanceraient à couvert sur le mode néo-écologiste. Il reste que la société indienne, qui est une des cultures les plus anciennes du monde et dans une lignée si peu transformée depuis des millénaires, intégre naturellement cette pratique et cette donnée comme un joyau de sa culture très attachée par ailleurs au modernisme. Et chacun se souviendra heureusement de la non-violence de Gandhi, qui reste universellement reconnue comme une avancée majeure et définitive du XXe siècle, certainement pour les pays non alignés et le tiers-monde.

A notre époque, les progrès des techno-sciences annoncent déjà d’autres formes d’alimentation qui mèneront à l’économie de la consommation de viande jusqu’à sa probable diminution remarquable. De même que la diffusion de l’arme atomique et de la dissuasion sut limiter les conflits entre les nations. Aussi, le combat de certaines élites artistiques, dont le groupe PETA et la troublante et subtile Zara Whites, se mettent en avant-garde de cette société du futur, qui sera plus frugale et économe en énergie et en consommation de souffrance, quelle qu’elle soit. En homme exemplaire du futur, Léonard de Vinci était végétarien car il considérait que nos estomacs ne seraient pas tant des sépulcres. Et c’est un savoir reconnu universellement, que Léonard avait la santé et l’intellect assez entretenus pour qu’il sut entrevoir notre siècle, bien avant qu’il advint. Autant qu’on ne pourrait nous opposer qu’il fut aussi sensible qu’une fillette éprise de son lapin. Puisque Vinci dessina les premiers écorchés contre les interdits et intérêts idéologiques de l’Eglise. Et souvent, il confondit, dans un même dessin, les corps et organes des animaux et singulièrement du porc avec ceux de l’homme.

Enfin, Montaigne dans ses Essais dit explicitement que les animaux, certes ne parlent pas, mais qu’il n’en auraient peut-être pas l’usage ni le besoin pour la seule raison qu’ils communiqueraient autrement et entre eux. Et, dans ce cas, c’est la société des hommes qui pourrait être considérée assez incapable de communiquer avec eux. D’autant que nous craignons obscurément de le faire. Car si nous en débattions un peu avec eux, nous devrions immédiatement reconnaître qu’ils nous semblent assez parents. Et qu’aussitôt, ce serait mesurer l’ampleur de nos excès, que nous avons commis contre eux, aussi loin que le monde s’en est déjeuné.

Demian West

Annette Messager à Beaubourg

Jusqu’au 17 septembre, le Centre Beaubourg est investi par les joujoux d’Annette Messager. C’est une artiste de l’assemblage qui part de rien pour mettre en branle plus d’un hémisphère, soit le monde entier qu’elle intrigue par ses installations d’art contemporain.

Mettons-nous, un instant, à la place du visiteur du commun de l’ordinaire. Il entre dans Beaubourg pour être déjà fortement impressionné par ses tubulures jamais innocentes. Et qu’elles lui évoquent cette ancienne usine à gaz, dans laquelle son aïeul avait été manoeuvré par le grand capital des années proto-marxistes. Et cet homme de la foule entre, tout par le tremblement, dans l’installation organisée par la spirituelle Annette. Il y voit des pantins en peine d’articulations utiles. Tous sont accrochés ainsi qu’ils pendouillent à la chaîne, comme pour une opération d’une cuisine douteuse de femme non moins âpre au doute.

C’est le Pinocchio vif, mais de bois soi-même. Aussi, le visiteur y verra tous les gamins-mécanos nés des pulsions des femmes qui sont en cherche de maisons de poupées. Enfin, ces pantins évoquent des rêves de mondes mécaniques, qui font souvent se pâmer les petits garçons qui aiment les grues et les garages du grand train de Noël.

Tout d’abord, notre visiteur ne se reconnaît pas dans ces objets bien installés. Car il est en grande coutume d’être hostile à l’art contemporain, qu’il snobe farouchement, dira-t-on. Par ailleurs, l’homme de la foule ne reconnaît pas son monde qu’il vient de quitter. Quand des peluches déchirées et des bêtes en trophées sont assimilées et cousues à ces pantins. Et pour mettre en oeuvre une sorte d’organisme anarchique, dans lequel il évoluerait désormais comme à l’intérieur d’un corps. Il le sent bien qu’il y a là quelque allusion à un bio-pouvoir que la femme connaît bien. Et qu’elle en use habilement pour circonscrire les excès des hommes. Puisqu’elle est la maîtresse des naissances. Il sait bien qu’elle a porté son enfant comme il fut porté lui-même par sa mère.

Aussi, la femme sait-elle les nécessités du corps, et probablement mieux que l’homme qui serait plus attaché aux joutes idéologiques. C’est pourquoi, elle s’y complaît et qu’elle insiste sur le mode non-rationnel de ces échanges. Nous voulons parler de l’amour ou de l’attachement et des sentiments, qui ignorent souvent les raisons assassines orfévries par la logique des maîtres à penser assez barbants.

En si bon train, notre visiteur vient d’entrer dans une oeuvre d’art contemporain, qui n’est plus une surface réfléchissante renvoyant une simple image glacée comme un tableau. Non ! Il évolue dans l’oeuvre même d’Annette Message, qui est une architecture de la collection et de l’assemblage. Et cette installation le jette au plein de ses propres pulsions. Car l’art contemporain donne à voir et à vivre les canaux par lesquels nos pulsions libidinales fluent dans le corps et hors du corps, vers les autres et vers les objets de nos désirs. Auparavant, le tableau était certes composé de ces mêmes canaux, mais congelés dans la surface plane fixe et ferme, aussi dans les médias qui sont des canaux plus à vifs.

Annette Messager produit la répétition sérielle pour lentement évacuer la réflexion rationnelle. Comme Warhol avait inauguré cette pratique du vertige dans ses sérigraphies reproduites sans fin. Et donc, pour parvenir à extraire ou à ranimer la force vive au-dedans de nous. Celle qui ne ment pas, par force d’accumulations de prétextes logiques. Et, d’une certaine façon, c’est bien une sorte de photographie sculptée en trois dimension des flux féminins, que Messager nous communique dans ses créations exposées et bien accueillantes. Afin, que nous comprenions mieux ce qui bouge la femme au-dedans d’elle, et ses mystères vers l’infiniment intérieur.

Si notre visiteur reprenait un peu de son regard d’enfant, il comprendrait sitôt que l’art contemporain c’est un truc à l’éclate vachement bien foutu, et avec de super nanas qui font des trucs très cools.

Demian West

Thursday, August 09, 2007

Cindy Sherman au Martin Gropius Bau à Berlin

Jusqu’au 10 septembre à Berlin au Martin Gropius Bau, on se rendra à la rétrospective de l’oeuvre de Cindy Sherman, la grande photographe conceptuelle de la féminité en cherche de son identité remarquable au XXe siècle.

En effet, c’est le sujet de ce combat qu’elle a mené, entre la photographie et la peinture, depuis les années 70. On y vient en lien avec une femme assez prise dans un monde d’images, qui lui paraissent défavorables d’emblée. Et paradoxalement, par le dispositif a contrario qui présente la femme comme un cadeau mirifique offert à l’homme, sans doute pour la raison qu’il a fait une bonne chasse conquérante depuis la préhistoire.

Il apparaît que la photographie naissante au XIXe siècle empruntait les dispositifs des représentations de la femme en usage dans la grande peinture. Mais, parvenue au XXe siècle, la chambre obscure des photographes devait s’ouvrir un peu, pour qu’une femme en démontât les mécanismes, souvent partis en roue libre dans la dévoration de la femme objet de luxe et de misère.

L’oeuvre de Cindy Sherman n’est pas tant un travail féministe. Mais on y sent, par force de revanche, une réflexion très vive sur les usages et les coutumes dans un monde d’hommelets qui consomment la femme comme ils le feraient d’une tranche rosée de saumon dans l’assiette de leur ordinaire. Avouez que ça laisse quelques frustrations à la femme ainsi dévorée. Surtout quand elle est supposée passer son temps à se retirer, avec sa science du maquillage, les arêtes qui pourraient encore gâcher le repas dans la société des maîtres.

Depuis les années 70, Cindy Sherman a tout fait pour donner à voir les images qui truquent la vie et les identités. Elle est passée transversalement de l’autoportrait, à la photo stéréotypée selon les canons des séries B. Elle a mis, forcément, toute la panoplie des postiches pour suggérer que la femme n’est jamais là où l’homme la pense entre ses jambes. On comprendra que Cindy a résolument visité la réthorique de la photo érotique de la pornocratie contemporaine, qui est plus étendue qu’on ne le pense. C’est-à-dire à la politique même et aux décisions qui gouvernent le monde par le biais de nos télés et des images crues et cruelles qui y sont dépliées.

Alors, viennent les souvenirs d’une Cicciolina venue de la bande érotique pour atteindre jusqu’à la table des négociations politiques. Souvenons-nous, que la belle italo-hongroise proposa à Saddham Hussein de coucher avec lui pour qu’il arrêtât la guerre et la dictature. Ce qui fut un deal assez complexe et dissuasif, puisque d’une part, cette proposition, douce comme le lait, montrait effrontément les liens qu’on connaissait déjà entre la politique et le prix que l’homme attache à la femme en tant que trophée de ses guerres futiles. Et d’autres part, on comprit que la politique selon la femme serait aussi ouverte que ce voile de l’évidence.

On approuva dans le monde des arts, que cette sortie provocante de la Cicciolina rejoignait les scandales dadaïstes et post-dadaïstes, soit la performance. Une attitude érotico-artistique perpétuée, aujourd’hui, comme un genre en soi par l’irruptive Zara Whites. Quand elle s’est conditionnée nue et aspergée de faux sang dans une barquette de cellophane devant le Salon de l’Agriculture. Et tout pour bousculer la file des viandards qui venaient caresser le boeuf. Ce fut Jeff Koons, le plus important artiste post-moderne, qui accepta la proposition de la Cicciolina. Bien qu’il ne fut en guerre contre personne, hormis contre les contempteurs ou les ennemis de l’art contemporain, déjà vaincus par leur propre ridicule.

La question fondamentale qui ressort de cette exposition et donc du travail de Cindy, est d’une simplicité nucléaire. Si l’on considère ses dégâts qu’elle porte sans plus de ressource pour l’homme du XXIe siècle, assez loin d’Audiard, de Lino et même de Rocco. En effet, on comprend qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais "des femmes" ou "les femmes", comme on dirait hâtivement d’une troupe servile un peu indifférenciée. Non ! Cindy Sherman est bien une femme indépendante. Et pour dire que toutes les femmes sont autres. Et qu’être une femme est un statut identitaire, au même titre qu’être un artiste ou une femme-artiste. C’est la photo de Cindy qui le dit...

Demian West

Tuesday, August 07, 2007

Le Cinéma de Dali à la Tate Modern de Londres

Jusqu’au 9 septembre, la Tate Modern de Londres nous fait une toile sous-titrée Dali & Film. On peut y voir les influences et destinations qui firent irruption dans la sphère dalinienne toute animée et même vouée au culte de Dali soi-même. C’est de ce pied-là que Dali agaçait et aimantait, dans le même temps, le passant inconsidéré ou le spectateur soit l’homme de la foule du XXe siècle.

Dali est né juste après le cinéma, tel un second terme dans une naissance de jumeaux, assez empressés de changer tout leur siècle. Il fit des études, on dira juste pour rencontrer Lorca et Bunuel. Et donc pour faire le parangon du film surréaliste Un chien andalou. Outre les images goyesques et choquantes pour les ligues de vertu par habitude, on retiendra une narration chaotique mais tout ce qu’il y a de plus neuve. En y regardant d’assez près, on ne concevra pas tant le surréalisme comme une sorte d’aller simple, mais au rebours des conventions. Même si c’est l’entrée majeure et convenue vers la nouvelle cérémonie des avant-gardes.

Car le surréalisme est avant tout une tentative de trouver l’entrée vers un autre monde, et qu’il ne serait pas si éloigné puisqu’il semblerait certes parallèle au nôtre, mais jamais vu. L’animation ou le film surréaliste dit, en quelque sorte, que nous serions des aveugles ignorants des vraies réalités. Ainsi, la séance inaugurale de l’oeil tranché par le rasoir dans Un chien andalou est-elle pleine de ce sens, que les plus longuement couchés d’entre nous penseraient un non-sens.

Dali fit son voyage aux Amériques, en sorte de grand tour de la "genteel" filmique. Il y croisa ceux qu’il nommait malicieusement les surréalistes américains, dont les Marx Brother’s, Walt Disney et Cecil Blount DeMille. Il y conçut les images d’un film d’animation pour les studios Disney et intitulé Destino. Et que le movie fut finalement abandonné en raison de la trop vive imagination du Catalan. C’est la raison qu’une diplomatie étouffée aux portes du studio donnera en guise de projection désormais avortée. Il reste les croquis et les peintures de Dali qui, pour le coup, donnent une dimension plus hégémonique encore à Disney. Car le grand homme de la famille Disney fit tout de même le plus volumineux bestiaire du XXe siècle, comme un La Fontaine ou un Esope mirent en scènes les animaux fabulistes de leurs temps.

Dali oeuvra aussi pour Alfred de la compagnie tremblante Hitchcock. Il fabriqua de toutes pièces et main-d’oeuvre le rêve de La Maison du Dr Edwards. Il en fallait du surréalisme pour plonger le cinéma dans cette trouille freudienne, que les cultures se refilent encore entre elles comme un plat trop chaud. Docteur suis-je normal ou surréaliste ? Dali y fourra sa réponse dans le rêve en y allongeant tous ses topoï de son art coulant comme un camembert fourmillant d’animalcules. Ni l’un ni l’autre je suis Dali et voici le monde de Dali, selon les rêves et les fantasmes de Dali..."de sa luxuriante splendeur" dirait Burgess. Tant et si bien, que lorsque le public vit la scène du rêve, il fut surpris, comme les spectateurs de la séance inaugurale du cinéma à Paris furent cloués à leurs bois de sièges.

Quand, rue de Rennes, à Saint-Germain-des-Prés et à la fin du XIXe siècle, on vit, pour la première fois et chez les Frères Lumière qui invitaient, un train trouer la toile pour sortir du mur opaque, des feuilles tombées sous les arbres y remonter aussitôt toutes seules pour se coller à nouveau à leur branche, des personnes se mouvoir quand elles étaient déjà mortes comme si elles ressuscitaient. Et toute cette pantomime hallucinatoire advint par l’effet des trucages et de la magie du cinéma, qui annonçait la victoire sur le temps, et qui annonçait enfin la remontée vers l’information génétique des ultimes résurrections sur l’écran.

La surréalité d’Apollinaire et de Breton serait cette surabondance de réalité. Car elle achève la réalité, en y ajoutant la dimension psychique et du rêve. Et malgré les excès et rodomontades de Dali, on en retiendra qu’il avait tout vu et qu’il a déroulé les rushes de sa vie, pour nous faire entendre et voir le film que la foule ne savait encore voir. Aussi vrai, que la vie d’un grand artiste est un roman qui donne à voir un excellent film, certes assez incompréhensible pour le commun de l’ordinaire. Mais que le spectateur inconnu s’y presse à la séance. Car il sent bien que s’il n’y allait pas, il raterait le train du siècle, qui entra certainement dans la gare de Perpignan après son départ de la Ciotat. Ce qu’il fallait savoir et les horaires inouïs.

Demian West

Le figuratif Lucian Freud à Dublin

A Dublin, le musée irlandais d’Art moderne expose, jusqu’au 2 septembre 2007, les oeuvres du plus classique de nos artistes contemporains, autant qu’il est le plus cruel de nos peintres figuratifs actuels. Lucian Freud est le petit-fils du grand Freud qui ouvrit la boîte de la psy horlogère. On imagine le poids que ces pratiques fondatrices de son grand-père donnent à ses coups de pinceaux, en manière de revanche sur une telle figure qu’il faut, soit dépasser soit honorer infiniment.

Il s’en sort bien le petit Freud. Car, il se fit de Bacon un ami, sinon le meilleur. Je parle du Bacon qui fut le second Picasso du XXe siècle. Et il peignit tous ses écorchés dans un petit atelier londonien grand comme une chambre de bonne à Paris, le bordel des pinceaux en plus. Car cet atelier était vraiment le musée même du désordre. Si l’on ajoute cette influence qui forma Lucian Freud, on comprend mieux la lumière sous laquelle il sait placer ses modèles nus, et parfois son jardin. Elle est si impitoyable qu’elle fait penser au néon des commissariats excentrés et oublieux.

C’est pourquoi on dit tantôt, dans la critique bienveillante pour les figuratifs, que Lucian Freud décolle les chairs. Bien sûr, ce sont des chairs picturales. Toutefois, on dirait qu’il passe son temps à recoller les bouts que Bacon avait arrachés à ses modèles, parfois venus du siècle passé de Velasquez.

Les nus de Lucian Freud évoquent des retours de la "Nouvelle Objectivité" des années 30 en Allemagne. Quand on montrait les dégâts de la bière et des saucisses qui collent aux intestins sans fin jusqu’au dernier trou dans la pièce du fond. Comme Grosz, Freud peint des femmes charnelles sur des divans souffrants. Elles montrent leurs chairs comme si elles en étaient fières, quand d’autres anorexiques les enlèvent à chaque repas reporté. C’est un peu de cette inhibition qui manque aux oeuvres de Freud. Et donc il n’est pas seulement figuratif, mais on osera dire qu’il est "surfiguratif" car jamais surréaliste, il s’en défend assez...

Il a peint un portrait de la reine d’Angleterre contemporaine de la beauté Lady Di. Et il la chargea de tant de ses défauts, que la gentry en fut choquée, mais que la Reine lui céda qu’il avait bien vu. Peut-être parce que la reine est la seule à se voir dans le miroir le matin et au serein, avant qu’elle y mette ses irréalistes peintures de guerre.

Où l’on voit que la peinture figurative, aujourd’hui, est plus critique que les arts les plus engagés et conceptuels, qui échappent tantôt à l’oreille et aux yeux de leur public. Et au fond, cette tradition de la bonne peinture bien faite, et qui sait balancer le tout cash, n’est pas au terme de s’éteindre ni même de faiblir. Ce qui calmera les quelques critiques bienveillants qui voient encore de l’abstrait et du conceptuel partout.

Demian West

Friday, August 03, 2007

Le petit-grand Morellet au musée d’Art moderne de Paris

Le musée d’Art moderne de la ville de Paris laisse la place à François Morellet, pour qu’il mette en oeuvre une expérience d’art contemporain, certes intimiste mais qui accède aussi à l’universel par son changement d’échelle. En effet, jusqu’au 16 septembre, l’artiste joue sur le changement du rapport d’échelle dans la présentation de ses oeuvres choisies.

Ainsi, Morellet a-t-il décidé d’agrandir onze de ses oeuvres passées. Car à l’époque, il les avait réalisées dans de petits formats pour des raisons de manque d’espace. Ce que l’on découvre de ce pied-là, c’est que le changement d’échelle transpose immédiatement l’oeuvre en d’autres qualités nouvelles, et qui la changent par là-même. On pense sur-le-champ à l’"Eupalinos ou l’architecte" de Valéry, dans lequel il écrivait en 1921, que le rapport d’échelle changeait tout jusqu’à la physique des constructions. Par exemple, de petites colonnes portent aisément un entablement, quand nous sommes dans l’architecture grecque à l’échelle humaine. Mais, quand ces mêmes colonnes sont transposées dans une architecture hypertrophiée, c’est-à-dire dans l’architecture romaine aux dimensions monumentales, elles ne sauraient supporter le même entablement si le rapport de proportions entre tous les éléments restait le même.

Autrement dit, quand on agrandit une structure portante sans changer les rapports des éléments entre eux, le tout s’effondre. Car, le changement d’échelle exige, soit qu’on renforce le matériau puisqu’il subit de nouvelles contraintes, soit qu’on modifie toute la structure architecturale. La maquette de l’Arche de la Défense tient aisément sur le bureau de l’architecte. Mais, pour la faire tenir in situ et à l’échelle immense qu’on connaît dans le grand axe majestueux à Paris, c’est une autre histoire de béton surarmé jusqu’aux limites.

Il en est de même pour les oeuvres visuelles. Lorsqu’on change l’échelle, notre rapport visuel à l’oeuvre se modifie. D’abord on est immergé dans un champ pictural qui devient un monde en soi, telles les oeuvres des expressionnistes abstraits américains. Aussi, selon la théorie de la Gestalt, on ne verra plus des couleurs ou des champs colorés, mais outre des textures et des grains qui rendront plus réel et concret ce mur peint devant nous. Enfin, l’oeuvre peut nous écraser par sa monumentalité qui nous dépasse. Et, si les éléments qui la composent étaient symétriques, nous en serions plus encore écrasés et stupéfaits. De la même façon qu’on est avalé par une perspective que l’on voit quand on se place au centre de la façade symétrique d’un immense palais.

Ces jeux perceptifs sont parmi les dispositifs picturaux que les artistes emploient pour illusionner le regardeur. Bien sûr, Morellet est un artiste abstrait dont les oeuvres jouent sur la seule géométrie des formes simples et fracturées par des ruptures rythmiques. Il est vrai, qu’il vient aussi de l’art cinétique et de l’art optique, et donc de la grande tradition du Bauhaus, des Constructivistes russes et du "Stijl" de Van Doesburg. Des années 50 aux années 60, Morellet s’est impliqué dans des recherches plastiques, d’abord picturales puis autour du néon, soit de la sculpture de la lumière.

L’exposition est intitulée malicieusement, Blow-up 1952-2007, Quand j’étais petit je ne faisais pas grand. Ce qui n’est pas faux et qui vient habilement démentir que l’art contemporain serait propice aux charlatans. Aussi, qu’il ne serait pas si accessible. Puisque c’est notre âme d’enfant qui est conviée à trouver à nouveau ce changement d’échelle, qui évoque nos troubles devant la transformation même du monde. Quand l’enfant devient adulte et que les rêves se sont éteints dans l’oeuf et sa coquille brisée.

Pourquoi, l’artiste ne serait-il pas ce démiurge qui transpose la miniature en une oeuvre muraliste. Tout pour y entrer quand l’heure sonne du départ vers un autre monde, mais qu’on l’aurait choisi et même peint ?

C’est donc la dimension quasi religieuse ou mystique de cette démarche, toutefois très intellectuelle et concrète. Mais, nous vous l’avions annoncé. Le changement d’échelle nous amène à nous confronter à la transformation radicale de nos plus fermes et fixes conventions en leur contraire très mouvant. Si l’on agrandit une oeuvre abstraite informelle dans un effet de blow up, on verra bientôt quelque paysage se former en tous points semblable aux vues satellitaires de la Terre ou d’autres mondes encore inconnus.

Finalement, plus que la qualité inverse, cette recherche de Morellet nous fait entrer dans une planisphère d’où surgirait soudainement l’élément encore inconnu, qu’il faudra bien saisir au moment opportun du dévoilement de l’enfant en nous. Car cet inconnu c’est nous, quand nous faisions petit.

Demian West

Thursday, August 02, 2007

L’incroyable Arcimboldo au musée du Luxembourg à Paris

Du 15 septembre 2007 au 13 janvier 2008, le musée du Luxembourg à Paris expose l’oeuvre du peintre maniériste Giuseppe Arcimboldo. Tout le monde se souvient des collages ou assemblages, mais picturaux, de fruits et légumes qui donnent à voir des visages amusants. Comme il y eut la physique amusante, le maniérisme poussa à la peinture ludique. Toutefois, cet excès de faculté de peindre l’irréel ouvrit à des perceptions jamais vues dans la nature.

Il s’agit des anamorphoses, dont Arcimboldo fut un maître à l’identique des magiciens ou des prestidigitateurs. Puisque, amuser les sens est probablement une chose assez sérieuse. Et surtout pour nos générations, qui ont été nourries et élevées au graphisme et gravures du grand Maurits Cornelis Escher.

Tous les peintres qui furent un peu ingénieux, c’est-à-dire des génies pragmatiques, s’essayèrent à l’anamorphose. Hans Holbein le Jeune en planta au plein centre du tableau Les Ambassadeurs, qu’il fallait tantôt regarder de biais. Pour découvrir qu’une forme indéfinie, dans le tableau vu de face, devenait subitement un crâne parfait en tous points, s’il était vu d’un autre angle de la pièce où le tableau était exposé. Vinci, en adepte du beau idéal, aimait à le confronter aux déformations de la laideur, parfois en des anamorphoses étrangères et fantasiées. Enfin, un homme toujours d’invention n’aurait pu ignorer cet espace des recherches picturales, qui était une véritable Terra Incognita, souvent en coulisse ou explorée dans la vie intime et cachée.

Arcimboldo fut un maniériste, en tant qu’il ne prit pas la nature comme modèle, mais plutôt qu’il s’inspira de l’art lui-même et donc des maîtres qui l’avaient précédé. En conséquence, il s’attacha plus à la manière qu’à la seule reconstitution ou à la représentation fidèle ou idéalisée de la nature par l’art. Ce qui importait était le caractère étrange et excessif ajouté par l’art, qui tourna vite en roue libre.

Les oeuvres sont donc incroyables. On y voit des visages, qui évoquent les "blasons" ou portraits poétiques de Marot le contemporain de Arcimboldo. Mais, le peintre prélevait des éléments dans la nature pour composer ses portraits. Et que ces éléments donnaient tous indices sur la qualité de la personne représentée. Dans ces portraits mélangés dans l’alambic alchimique, un bibliothécaire érudit était tout composé par ses livres accumulés. A la manière de la "théorie des signatures" du troublant Paracelse, qui pensait que les formes dans la nature étaient parlantes. Et que ces formes analogiques disaient les qualités contenues dans les plantes ou les éléments. Arcimboldo appliqua le principe à la personnalité du sujet, qui semblait dès lors une sorte de persona, soit un masque de la pantomime grecque mais minutieusement peint dans l’ivresse dyonisiaque et visionnaire.

On sent bien que le XVIe siècle fut tout voué à la recherche des curiosités, en préalable à la constitution d’une science naturelle bâtie par la méthode rationaliste. Tout pressait à la fabrication d’un lexique des formes de la nature. Et les peintres anticipaient cette Nouvelle Atlantide de Bacon, toutefois sur le mode pré-surréaliste et avant même la proche survenue du fondateur de la méthode scientifique. Les artistes n’ont-ils point toujours reçu toute licence pour imaginer le monde de demain ? Et ce monde des sciences fictionnelles, n’est-il point le fantasme réalisé en nature ? D’autres diront le miracle en nature. Ainsi, les visages des Quatre saisons d’Arcimboldo, qu’on peut voir toute l’année au Louvre, sont-ils des tentatives de circonscrire des catégories naturalistes et pré-scientifiques, mais vues par le biais d’un rêve technique. Car, la peinture est une technique pour représenter le monde, par la perspective par exemple. Mais aussi, elle est une technique pour représenter le monde pensé et imaginaire.

Dans le studiolo ou cabinet de curiosités des cours praguoises et des Habsbourg, on collectionnait les oeuvres d’Arcimboldo, qui furent uniques dans l’histoire de l’art. Jusqu’au réveil du surréalisme qui le couronna précurseur. Bien sûr, dans l’Antiquité on tenta des grotesques décoratifs dans la Domus Aurea de Néron, et des masques assez parents des cartes et arcanes du "tarot" pictural conçu par Arcimboldo. Jérôme Bosch constella ses tableaux de visions oniriques éclatées en surabondance. Et dont il fallait déchiffrer tout le sens, derrière la folie apparente, qui sait tromper le regardeur superficiel. Toutefois, on sut trouver à nouveau ces jeux visuels, et à ce degré de réalisme et d’aisance virtuelle d’un Arcimboldo, quand Dali acheva son art dans ses oeuvres anamorphiques si propices à sa méthode paranoïaque critique. Il en conçut un art sauvagement psychanalytique, qui devait montrer, de facon hyperréaliste et illusionniste, la polysémie des formes naturelles et des visions ou du rêve.

On retiendra que ce qui fait art, c’est aussi bien la curiosité. Ou ce sentiment de chercher l’inconnu, soit dans le monde sinon en soi-même. D’une part, l’art s’allie aux techno-sciences, et d’autre part, il devient une pratique psychanalytique efficiente assez. Puisque le voyage est vrai, quand on en voit les paysages ou les grandes figures de l’imaginal impavide. Un peu comme des dieux primitifs qui auraient transmigré vers notre époque du regain postmoderne. Et que ces dieux ne seraient pas tant faits à notre image. Pourtant, ils nous ressemblent, dans le même temps. On ne saurait résister au souvenir de "l’inquiétante étrangeté" de Freud, qui ouvrit le grand livre des rêves qu’on appelait tantôt l’art pictural. Et dire qu’on a vécu des siècles sans comprendre que la peinture était ce rêve éveillé.

Le songe est fixé dans les tableaux d’Arcimboldo, telle une cartographie des organes de notre psychisme toujours en construction. Ainsi qu’un corps du futur imaginaire dont les organes seraient conçus par la pensée de l’art allié à la technique. Finalement, quand on nous annonce les créatures hybrides de demain, chaque jour aux infos du matin, ne verrait-on point l’art d’Arcimboldo en précurseur, certes de la 3D, mais aussi de l’homme hybride et prothétique au 3e millénaire ?

Demian West

Wednesday, August 01, 2007

Henner au musée de la Vie romantique

Jusqu’au 13 janvier 2008, le musée de la Vie romantique ,à Paris, accueille les œuvres du peintre Jean-Jacques Henner, qu’on présente en dernier des romantiques. On dira, un romantique un peu académique. Ce qui semble certes antinomique. Mais, Henner était un académicien très épris des femmes rousses aux allures lascives de l’orientalisme assez gréco-romain.

On le constate, ce peintre alsacien baignait en plein rêve de réconciliation, dans son humeur angélique. Aussi se plaçait-il au-dessus ou à côté des modes, qui poussent trop aux affrontements suggérant facilement le progrès factice, en des réactions multiples qui se répondent vainement.

Il peignit de longues suites de vénérations manifestées aux femmes rousses qu’il baignait dans la lumière d’un clair-obscur franc et parfois vincien. Toutefois, une certaine personnalité se dégage de cette peinture. Surtout par son aspect obsessionnel, qui poussait certains critiques confirmés à y voir une répétition ennuyeuse d’un truc ou du chiqué facile et sans originalité, dirait Baudelaire.

Pourtant, la constance de son attachement pour ce motif manifeste aussi une sorte de dernière folie, autant érotique que mystique. Et ce pourrait bien être là son romantisme dernier et singulier. N’évoque-t-il point les préraphaëlites anglais, dont Burn-Jones qui flashait aisément sur les rousses ?

Henner fut par ailleurs un grand portraitiste mondain. L’art du portrait était cette pointe recherchée du Marché de la peinture, qui fut un puissant laboratoire au XIXe siècle. Et il n’est pas étrange que ce fut sur ce pré-là, que Henner défendit Renoir, quand il osa présenter Madame Charpentier et ses enfants. Un tableau de Renoir qui reste vraisemblablement une des œuvres universellement acclamée. C’est dire que Henner ne s’y trompa pas. Pour défendre, en tant qu’académicien, un impressionniste scandaleux et pas des moindres, contre la majorité puissante de son académie.

C’est aussi le trait de noblesse de ce grand peintre, qui aimait à travailler le tableau selon de grandes masses opposées. Ainsi était-il ce grand maître qui savait agréablement charpenter tout l’œuvre de ses certitudes, mais tout par le biais du sentiment romantisé.

Il reste que cette aventure officieuse, de la fin du XIXe siècle, nous dévoile enfin une réalité plus nuancée que les propos et rumeurs qu’on jetait à l’emporte-pièce sur le tas des impressionnistes. La peinture ne connut pas tant une révolution qu’un mouvement naturel vers la modernité. Tant et si bien que des académiciens soutinrent les nouveaux venus. Pour la meilleure raison que la peinture va son chemin. Puisqu’elle est ce jeu et ces plaisirs que nul ne saurait se refuser, quand il y a goûté un tant soit peu.

L’exposition présente les œuvres du musée Henner et des renforts venus du musée d’Orsay. Ce qui donne, d’une certaine façon, une manière de rétrospective unique depuis cent ans, sur ce peintre qui fit un lien conciliateur entre l’académie des peintres pompiéristes et les avant-gardes réalistes et impressionnistes. Aussi, il mena à droit fil, jusqu’au symbolisme assez hyperréaliste de Fernand Khnopff. Et, finalement, Henner pressa vers le surréalisme des femmes hiératiques du Belge Paul Delvaux.

Et plus encore, les poupées bien ficelées de Hans Bellmer ne seraient pas moins rousses que les orientales blandices du peintre Henner. Lui, qui fut si bon peintre académicien, qu’il ne fut jamais chaste. Allons à l’expo et brisons ces mythes faussés !

Demian West