Saturday, February 10, 2007

Don Giovanni de Mozart par la Robotique de Haneke



Le Don Giovanni de Mozart, mis en scène par le cinéaste autrichien Haneke, a été hué il y a un an à l'Opéra Garnier, pour s'envoler en un triomphe mérité, quand il fut présenté ces derniers jours à l'Opéra Bastille. Comme s'il fallait à cette version brutale du retour à l'origine de l'oeuvre, quelque temps pour que le public goûtât toutes les subtilités de la mise en scène.

Vrai : que l'action se prolonge dans un temps démesuré si tranché de silences mozartiens qu'on sait riches assez, et dans une pénombre qui s'agite de mille détails comme on en voit dans les obscurs d'un Rembrandt. Tout amène à cette lecture qui coupera aux illusions baroques toutes leurs fioritures étrangères à l'âme allemande d'un George Grosz. C'est donc un peu de la "nouvelle objectivité" qui fut jetée sur la scène de Bastille et au début du XXIè siècle, dans un rappel salutaire des premières années du XXè siècle.

On connaît l'histoire et le mythe de Don Juan : un homme qui brave la nature, la société et jusqu'à provoquer la surnature, soit le monde entier, pour qu'il puisse étendre et espacer sa liberté individuelle. On y parle donc de la transgression sexuelle qui est, ici, un moyen de se dépasser toutes ses inhibitions sociales, et pour laisser parler entièrement ses pulsions libidinales. Mais, Haneke a su retrouver l'origine du mythe, qui évoque plus précisément un homme surtout violent et agressif plutôt qu'il serait un simple séducteur. Et dans cette mise en scène : Peter Mattei pose un Don Giovanni en sorte de golden boy trashy, et tout ce qu'il y a de plus réaliste, dans une City qui est le cadre de ses raptus de millions et de coups bas, voire de viols sans aucune retenue. Comme si la fortune permettait toutes les transgressions.

Dans cette scénographie de la City dévoreuse, Zerline est un gibier de chasseur, vêtue en technicienne de surface qui vient de la caisse du supermarché avec ses pauvres amis smicards qui portent leurs sacs en plastique à 3 centimes, et remplis de fêtes de canettes de bière et de salades sous plastique du vide. Il y a, à-côté, une cafétéria avec un frigo où l'on se sert aisément entre les moments dramatiques. Par ainsi, et lorsqu'on voit Don Giovanni et Leperello dans leurs costards busy qui sont les nôtres et ceux des spectateurs, on comprend l'étoffe même de notre épos. A la façon d'un Baudelaire, qui voyait le caractère épique des costumes noirs de son époque, qu'il disait semblables aux couleurs et plumes emparadées de l'héroïsme très-antique des Amérindiens peints par Catlin.





Le cinéaste Kenneth Branagh s'est probablement trompé en plaçant sa "Flûte Enchantée" de Mozart dans les lointaines tranchées de la guerre 14-18. Mais Haneke a tout vu, et il fait mouche en nous donnant à voir notre universalité dans notre temps. Ainsi, les masques vénitiens deviennent-ils des masques de Mickey Mouse. Et non-pas pour dénigrer allusivement la culture étatsunienne, mais pour nous dire que nous nous sommes vraisemblablement approprié Mickey et Mac Do, comme nos propres masques de notre multitude informe et automatisée. Le décor sublime de Christophe Kanter, c'est la City de la finance dématérialisée et universelle du loft total. Car on voit sur scène ce que l'artiste ou le marginal perçoit lorsqu'il regarde notre monde contemporain qui lui semble si étranger, quand bien même ce serait aussi son monde quotidien, dans une société contre laquelle il se cogne le front pour quémander son moyen de subsistance...et tous bientôt s'y cogneront.

Luca Pisaroni est plus qu'un serviteur complice, il est quasiment l'amant Leporello de ce duetto de traqueurs qui le lie jusqu'à la mort de Don Giovanni. Mais plus encore : l'homosexualité y est enfin manifestée par Haneke, en tant qu'un rappel urgent de l'origine du mythe. Car, dans le prime récit de la légende, Don Juan ne va pas au festin de pierre, mais il allume son cigare à celui du diable et par-dessus le fleuve Guadalquivir. Aussi, la connotation phallique du cigare renvoie clairement à cette interprétation étendue et si peu cachée. Mieux encore : Don Juan serait plus qu'un Casanova bon-vivant qui ferait feu de tous genres et fibres de bois de lit, mais un avide métaphysicien ou un ontologue des mâchoires d'or de la libido. Il serait donc, cet homme pressé vers sa liberté absolue, qui devint un des mythes précurseurs de la Révolution Française.

A la fin, le spectre du Commandeur apparaît en une citation polysémique : soit de la leçon de l'ordinateur Karl de "2001 a Space Odissey" de Kubrick, aussi du Docteur Folamour du même cinéaste. Et, de la figure du plus puissant esprit de notre temps, Stephen Hawkins dans sa chaise roulante et si paralysé qu'il est devenu cet esprit libéré du corps, qui sait nous informer des périphéries de l'univers soi-même. C'est un dispositif visuel que Lewis Furey avait déjà mis en scène dans son "Antoine & Cléopâtre" très polémique. Par quoi, on entend bien que l'ordinateur, ou le robot immatériel tel Google, serait le nouveau mythe fondateur de la techno-religion des temps modernes.

Don Giovanni de Hanecke c'est donc la persistance du mythe, sur le lieu de travail le plus brutaliste et réel qui est la scène de notre époque. A tel degré de bonne violence du cinoche Haneke, que lorsque Don Giovanni arracha sa cravate et sa chemise, après qu'il se fut aspergé d'une rouge vinasse, ma voisine ne put retenir des "A poil ! A poil !" comme un appel donjuanique au féminin pour le festin de chair...après le spectacle. Car, cette mise en scène nous jette dans la réalité. Point de virtuel dans ce GesamtKunstWerk ou "oeuvre d'art totale", mais cette réalité ou constat le plus contemporain : que le robot immatériel aurait déjà pris possession de nos psychés et de nos corps qui fuient de toutes parts. Et que l'individu libre entreprend, d'ores et déjà, sa longue chute sublime dans la "Metropolis" des siècles : le vingt-et-unième.

Demian West

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